A mi-chemin du confinement imposé par l’épidémie COVID-19, une question s’impose. Qu’avons-nous appris de ce séisme qui touche de façon systémique tous les piliers de notre vie : santé, famille, travail, nourriture, loisirs… ?
Un questionnement fortement inspiré des ouvrages qui ont accompagné mon confinement. Car j’ai amorcé ma quarantaine avec la lecture du dernier ouvrage de François Taddeï, Apprendre au XXIème siècle, au sous-titre évocateur : Révolutionner nos apprentissages pour faire face aux défis de demain… Je ne pouvais que poursuivre ma réflexion avec la lecture du classique du management de Peter Senge, La cinquième discipline. Un livre tellement d’actualité, qui nous apprenait il y a 25 ans déjà, lors de sa première édition, que « pour toute organisation, l’avantage concurrentiel durable se trouve dans la capacité à apprendre plus vite que la concurrence. »
Qu’avons-nous appris ? Je pose la question au présent, alors que le confinement se poursuit jusqu’au 11 mai, car la réflexion ne saura attendre que nous retrouvions la liberté d’agir à notre gré. Saisissons-nous de ce temps suspendu qui nous est offert pour observer, comprendre et expérimenter. Si nous attendons de reprendre le chemin du travail et le train-train habituel..., les urgences du quotidien nous renverront à la réalité d’avant le confinement. Comme un élastique qui revient systématiquement à son état de départ. Alors il sera trop tard pour se poser les bonnes questions, et construire à partir de cette nouvelle réalité qui émerge de la situation extrême que nous vivons aujourd’hui ! Comme l’illustre très bien François Taddeï, en sa qualité de biologiste : « Les virus ont quasiment toujours un temps d’avance sur les systèmes de protection ».
La vie nous soumet à des épreuves qui peuvent être violentes. Ces chocs font bouger nos lignes et remettent en question nos certitudes. Ils créent une sorte de séisme intérieur qui irradie jusqu’à l’extérieur et bouscule notre écosystème. L'épreuve que nous traversons aujourd'hui est d'autant plus rare qu'elle se déploie à une très grand échelle et touche dans un même temps le monde tout entier. Une épidémie qui marque non seulement les corps, mais aussi les esprits. Car la rupture de nos routines et la réduction de nos contacts sociaux occasionnent frustration, ennui et un sentiment profond d'isolement du reste du monde.
Après trois semaines de confinement, j’ai trouvé ma fille de 18 ans complètement abattue alors qu’elle venait de réaliser qu’elle ne ressentait plus de sentiment de manque vis-à-vis de son petit ami qu’elle n’avait pas revu depuis le début de la quarantaine. Comme si ses sentiments pour son amoureux avaient été mis en veille pour éviter de trop souffrir de la séparation imposée. Il est question-là du fonctionnement adaptatif qui nous permet de vivre en nous adaptant aux exigences et aux contraintes de notre environnement.
Ces comportements d’adaptation évoluent avec l’âge, avec l’apprentissage et selon l’expérience accumulée, permettant à l’individu d’atteindre un certain niveau d’autonomie. Le fonctionnement adaptatif peut également être positivement ou négativement influencé par différents facteurs tels que l’éducation, la personnalité, l’expérience, la motivation, les possibilités socioprofessionnelles.
Nous ne sommes pas égaux dans la gestion de cette crise qui altère notre rapport au temps, aux événements, à la famille, au travail, aux autres d’une manière générale…, notre rapport à la réalité en quelques sortes.
« Le confinement, c'est une amputation de la réalité, qui remet en cause bien des fonctionnements de nos sociétés. » Boris Cyrulnik
A peine deux semaines après le début du confinement, une amie manager en télétravail partageait la perte de sens qu’elle ressentait face à l’état d’urgence déployé dans son entreprise pour maintenir l’activité économique. Elle exprimait un besoin impérieux, dans cette nouvelle perspective de sa mission, de prendre de la hauteur par rapport à ses habitudes de travail et allait même jusqu’à remettre en question sont engagement professionnel. D’ailleurs, cette réaction extrême la mettait dans une grande confusion. Après réflexion, j’ai compris qu’elle était confrontée à deux réalités de vie qui se percutaient. L’ancienne réalité, avant le confinement, emprunte de superficialité, et la nouvelle, à l’épreuve du confinement, centrée sur l’essentiel. En conséquence, elle cherchait à ajuster sa compréhension de cette « nouvelle » réalité dans son rapport au travail. Être soudainement confronté à la futilité de certains piliers de notre existence provoque nécessairement confusion et amertume.
Pour Boris Cyrulnik, « C’est l’occasion de prendre durablement conscience de ces vérités humaines que nous connaissons tous, mais qui sont refoulées dans notre subconscient : que l’amour, l’amitié, la communion, la solidarité sont ce qui font la qualité de la vie. »
Si le confinement est une protection physique nécessaire pour la survie, elle constitue en même temps une redoutable agression psychique. Pour atténuer les troubles du confinement liés à cette distanciation sociale, Boris Cyrulnik nous invite à prendre en compte dans notre quotidien trois dimensions : l'action, l'affection et la réflexion. Avoir une discipline d’action consiste à bouger au moins une heure par jour pour sécréter des endorphines et percevoir un sentiment de bien-être. L’affection est l’occasion de déclarer notre attachement à nos proches et de renforcer les liens. Quant à la réflexion, c’est une plongée intérieure, favorisée par la lecture, l’écriture, la méditation…, qui nous permet de retrouver de la liberté et des ressources qui aideront à la résilience.
« L’arrivée de ce virus doit nous rappeler que l’incertitude reste un élément inexpugnable de la condition humaine. […] Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille… » Edgar Morin
Dans ces périodes de crise qui s’inscrivent dans la durée avec leur lot d’incertitudes, des réalités inhibées se révèlent et on assiste à un déblocage de ressources jusqu’alors inexploitées. Des ressources qu’il nous revient de cultiver pour trouver matière à s’adapter. Cette nouvelle réalité qui s’installe dans le temps avec la prolongation du confinement, nous sort de notre zone de confort. Un bouleversement de notre quotidien ordinaire qui peut donner lieu à deux types de réactions.
La crise, génératrice de perturbations et de désordres, peut favoriser la manifestation de comportements de rejet et la recherche de boucs émissaires. Comme le décrit le syndrome « l’ennemi est au-dehors », qu’évoque Peter Senge pour justifier qu’il y a chez chacun d’entre nous « une propension à trouver quelqu’un ou quelque chose à blâmer quand cela ne va pas ». Comme si la perfection nous était due et l’erreur impardonnable. Un phénomène exacerbé par la contrainte du confinement que certains peuvent vivre comme un schéma inversé du Huis Clos de Jean-Paul Sartre. La distanciation sociale nous extrait d’un environnement menaçant où l’Autre est synonyme de danger pour mieux nous replier dans un entre-soi rassurant.
Face à ce système complexe dans lequel nous enferme la crise, une autre réponse est d’activer notre esprit critique et notre créativité pour ajuster nos connaissances à cette nouvelle réalité et développer des comportements adaptés. Nous pouvons apprendre de ces perturbations et désordres comment percevoir les développements possibles ou souhaitables. Comme nous y invite Peter Senge, il s’agit « d’utiliser les forces du changement au lieu de leur résister. » Et apprendre à désapprendre les anciens modèles. Accepter d’être perturbé par cette nouvelle réalité et finalement être disposé à changer notre mode de pensée. Et profiter de cette épidémie, où la préservation de l’humain est au centre des préoccupations, pour transformer nos milieux de confinement en espaces de liberté propices à l’observation, l’imagination, la création, l’expérimentation… Un espace où l’erreur est non seulement un droit mais surtout une responsabilité.
« À chaque épidémie, ou catastrophe naturelle, il y a eu changement culturel. Après le trauma, on est obligé de découvrir de nouvelles règles, de nouvelles manières de vivre ensemble. » Boris Cyrulnik
Pour François Taddeï, « Dans un monde en mouvement, l’immobilisme est une régression ».
Et si nous faisions de cette contrainte au repli sur soi et de ce recentrage sur l’essentiel une formidable opportunité de se connaître soi-même. De s’interroger sur ce que nous sommes et la place que nous avons envie d’occuper dans ce monde qui évolue toujours plus vite. Cette période de confinement est non seulement utile pour revoir le juste équilibre que nous accordons à nos vies personnelle et professionnelle, mais elle est aussi l’occasion de mettre à profit cette obligation à vivre en autonomie pour pratiquer des activités qui ont du sens pour nous et nous apportent du plaisir. Certains vont s’adonner au bricolage ou à la pâtisserie, d’autres à la lecture, à la peinture ou à l’écriture. Des activités dans lesquelles nous allons trouver un épanouissement personnel et apprendre, en testant de nouvelles recettes, en s’essayant à des travaux plus complexes, en apprenant de nouveaux points de couture…
« La recherche scientifique montre qu’on n’apprend jamais mieux que lorsque motivation et plaisir se nourrissent mutuellement » nous rappelle François Taddeï.
Ce temps suspendu est inespéré pour apprendre, notamment à travers ce formidable champ des possibles que nous offre le numérique. Outre la multitude de vidéos et autres tutos disponibles pour faire évoluer nos savoirs, nous voyons fleurir sur les réseaux sociaux pléthore de webinars dédiés au développement de nos savoir-faire et savoir-être. Ce décloisonnement des savoirs est une aubaine pour apprendre les uns des autres. Et devenir nous-mêmes des passeurs d’apprentissage. Je suis éblouie de constater combien nombre d’indépendants qui ont vu leur activité se réduire à néant pendant le confinement ont su se réinventer en transformant leurs accompagnements en formations numériques gratuites pour maintenir le lien avec leurs clients et déployer plus largement leurs connaissances. De nouvelles approches précieuses pour anticiper la sortie du confinement et préparer la reprise. Je ne parle pas ici de construire le monde d’après, mais d’assurer le monde d'aujourd’hui, porteur de nombreuses inconnues.
Comme le souligne François Taddeï : « Si nul ne sait comment le monde va changer, on sait au moins que la capacité à s’adapter au changement constituera une des compétences les plus précieuses. Celles et deux qui auront été initiés à cette forme d’intelligence auront de meilleures chances de s’en sortir. »
Alors apprenons ici et maintenant ! « Le futur est déjà là ; il n’est seulement pas réparti de manière équitable » assure Peter Senge. Apprenons à questionner notre réalité et à dépasser nos certitudes. C’est ce qu’avais compris Socrate : mieux vaut accepter le questionnement et l’incertain que de tenir pour vraies des certitudes qui n’en sont pas. Les chercheurs eux-mêmes savent que leurs certitudes sont par nature provisoires. Pour François Taddeï, « Nous sommes tous nés chercheurs ». Ce comportement est inné. « Notre développement cognitif dès le plus jeune âge procède de processus identiques à ceux que les scientifiques mettent en œuvre pour faire progresser le savoir ». Il nous faut retrouver cette posture de « chercheur » héritée de notre petite enfance, avoir le cran d’avouer notre ignorance et chercher les bonnes questions. Et accepter « qu’il n’y ait pas de réponse définitive à de bonnes questions ».
Dans cet immobilisme confiné, nous pouvons « réfléchir de manière multidimensionnelle » et regarder notre réalité sous des angles différents. « Si on ne connait qu’un système, on a du mal à en concevoir un autre, mais si on a eu l’occasion de voir d’autres manières de faire, on peut en imaginer toujours plus ». Cette gymnastique intellectuelle fait appel à une compétence essentielle : la capacité à se mettre à la place de l’autre, base de l’empathie. Une invitation à sortir du jugement pour essayer de trouver des solutions originales.
Nous pouvons également échanger sur ce que nous avons appris individuellement et collectivement avec le confinement, notamment sur nos modes de travail. Nous gagnerons à faire connaître ce que nous avons expérimenté pour nous inspirer les uns des autres et adopter les expériences vertueuses qui ont germé de cette crise. Car partager ces connaissances, c’est contribuer à créer une société plus apprenante.
Quelques lectures inspirantes LA PROVENCE - Coronavirus - Boris Cyrulnik : « Il y aura des transformations profondes » CNRS LE JOURNAL - Edgar Morin: « Nous devons vivre avec l'incertitude » THE CONVERSATION - Débat : Pour faire face aux crises, développons des « communautés apprenantes » THE CONVERSATION - Qu’est-ce qu’une « crise » ? THE CONVERSATION - Quelles leçons philosophiques tirer de la crise sanitaire ? THE CONVERSATION - Penser l’après : En quoi Camus est-il indispensable pour nous aider à sortir de la crise ?
Bonjour Valérie, Merci pour ton questionnement partagé. J'espère que tout se passe bien... Apparement, tu traites bien ton cerveau, sa nourriture est riche, pleine de nutriments. J'aime beaucoup l'image des "ilots de certitude" de Mr Morin... Pour ma part je me suis mis à l'Aïkido Verbal, au dessin, à la numérisation de mes compétences (pas évident du tout...), je re-joue aux échecs, je bouquine comme un glaneur... (Au fait, c'est pas Huit clos mais Huis clos, 🙂 ), nous avons aussi lancé un groupe de réflexion "Des idées pour après..." pour nos professions dans le spectacle vivant... Merci beaucoup Valérie et à bientôt en plein soleil ! Des bises aussi.
Bonjour Luc, Merci pour ta lecture très assidue et bienveillante, comme toujours ! Ravie de voir que tu prends soin de chacune des 3 dimensions de ta vie de confiné : l'action, l'affection et la réflexion... Et que tu te projettes sur la vie en dehors. Des bises à toi aussi.
Chère Valérie,
Pour ma part, en dehors du fait que j'aime comment vous posez la question, je pense que nous ne sommes pas égaux et que le questionnement comme le rebond n'est pas un acquis mais bel et bien un inné... au cour de nombreuses années en situation de stress intense, j'ai vu des gens tres intelligents n'avoir aucune ressource dans le rebond, cela n'a aucune valeur statistique, mais cela m'a marqué... Il y a une part en nous qui nous permet de nous questionner et de nous remettre en cause... mais tout de monde n'a pas cette chance. C'est du moins mon point de vue. Merci pour cette réflexion.
Cher Didier,
Merci pour votre commentaire. Evidemment, nous n'avons pas tous les mêmes ressources pour face à ces situations inédites. En revanche, le confinement nous donne une opportunité de prendre du recul sur notre quotidien, professionnel comme personnel. Et de ce questionner, à une petite échelle, sur nous-même. Ce que l'on aime faire et qui nous rend heureux. A l'inverse, ce qui génère du stress, avec quoi on a envie de mettre de la distance. Qu'est ce qui nous intéresse et que l'on aurait envie de creuser, ou d'apprendre. L'objectif étant de mieux équilibrer ces forces positives et négatives au sortir du confinement. La ressource est en nous. On est en mesure d'aller la chercher. Belle journée.