Très récemment dans un de mes articles, je vous partageais ma détresse face aux joutes oratoires qui ont gâché les échanges lors des dernières élections présidentielles et mon besoin impérieux que nous nous employions à relever le débat ! [à lire : "Employons-nous à relever le débat ! »] Je me suis donc mise en quête d’initiatives, de pratiques, d’expertises à partir desquelles nous pourrions « inventer des espaces pour discuter, débattre, délibérer et faire avancer les idées ». Vous trouverez l’inventaire de mes recherches à ce stade sur la plateforme collaborative #EtSiNous initiée par le Learning Planet Institute, qui rassemble des communautés de change-makers dans le but de partager aspirations, ressources, idées, et de faire face ensemble aux défis du XXIème siècle. Sur cette plateforme, j’anime la « Chaîne de l’intention » sur laquelle je vous communiquer mes découvertes sur le thème du débat et du dialogue, dans l’onglet « EtSiNous relevions le débat ». Cette plateforme est collaborative ; je vous invite donc vivement à compléter ces contenus avec vos propres actions et inspirations...

Pour aller plus loin, il me semble que la question qui se pose véritablement aujourd’hui, au cœur de nos conversations, est celle de la qualité du lien que nous voulons tisser avec les autres et, par conséquent, du soin avec lequel nous communiquons. « L’incapacité à se parler dans la différence est criante », constate le chercheur, sociologue et sémiologue Olivier Fournout. Il y voit une urgence à trouver des modes de dialogue pour faire émerger les possibilités et agir. « Dialoguer autrement pour agir devient une nécessité absolue, pour ne pas rajouter une couche de problèmes relationnels aux problèmes de fond, déjà suffisamment complexes. »

Œuvrer en faveur d’une écologie relationnelle

Olivier Fournout propose d’œuvrer en faveur d’une écologie relationnelle, en considérant la relation comme le milieu dans lequel prennent racines les solutions collectives face aux problèmes globaux.

Car c’est bien collectivement, dans le dialogue, que l’on échange des idées, que l’on offre des ressources, que l’on crée l’innovation. Le dialogue devient alors « un lieu d’apprentissage collectif d’où peut émerger un sens accru d’harmonie, de camaraderie et de créativité » selon David Bohm, physicien et philosophe américain auteur de l’ouvrage Le dialogue.

Force est de constater que l’art du dialogue n’est pas aisé. Nous avons tous fait l’expérience de réunions dans lesquelles nous perdions notre temps, de conversations qui tournent rapidement au débat, d’entretiens dans lesquels chacun reste campé sur sa position sans volonté sincère d’entendre l’autre. Même si les protagonistes souhaitent véritablement contribuer au dialogue, ils ne savent pas comment s’y prendre !

« Contre les débats stériles et les positions opposées qui ne se rencontrent jamais, il s’agit d’innover dans le traitement sociétal des controverses, tant aux niveaux politiques que médiatiques et citoyens ; monter des dialogues partout, tout le temps, pour tous, sur tous les sujets, pour toutes les décisions, de la manière la plus inclusive possible ; former à l’exercice ; développer un recul réflexif et transverse sur le processus même de dialogue ; s’entraîner à respecter les écarts sans fermer la porte au rapprochement ; et ne pas tomber dans le piège que, bien sûr, au moindre anicroche, c’est toujours l’autre qui ne sait pas dialoguer. », clame O. Fournout.

Car le dialogue requiert avant tout de la pratique, bien plus qu’un ensemble de méthodes. Il s’agit de développer notre capacité à travailler avec les autres et d’aider les autres à mieux travailler ensemble. Et ce n’est pas une science exacte, particulièrement en ces temps de complexité croissante ! C’est sur ce constat que se déploie la pratique de l’Art of Hosting, développée par un large réseau de praticiens dans le monde entier. Le terme « hosting » faire référence à la notion « d’accueillir ». Il s’agit d’accorder une attention et un soin particuliers à tous les aspects qui entrent en jeu lorsque des personnes travaillent ensemble. L’intention est d’accompagner le groupe dans sa réussite, de la même manière qu’une personne qui accueille des invités s’assurera qu’ils ont tout ce dont ils ont besoin pour que leur séjour soit réussi.

Les groupes et les organisations qui utilisent l’Art of Hosting comme mode de fonctionnement constatent une amélioration de leur processus de décisions, un développement plus efficace de leurs compétences et une plus grande réactivité dans leur réponse aux opportunités, aux défis et aux changements. Les participants ont le sentiment d’être plus autonomes, plus responsables et plus à même de contribuer aux réunions et conversations auxquelles ils prennent part et, ainsi, d’aboutir plus efficacement aux résultats escomptés.

Pour D. Bohm, dans un dialogue, il s’agit pour les personnes de faire quelque chose en commun, c’est-à-dire de créer ensemble quelque chose de nouveau.

« Bien entendu, une telle communication ne peut conduire à la création de quelque chose de nouveau que si les individus sont capables de s’écouter librement, sans préjugés, sans chercher à s’influencer. Chacun d’eux doit s’intéresser avant tout à la vérité et à la cohérence et être disposé à abandonner ses idées et buts obsolètes, pour passer à quelque chose de différent, quand il l’estime nécessaire. »

En quelque sorte, D. Bohm nous invite individuellement à nous abandonner, à faire don de soi au dialogue. Le dialogue devient ainsi un voyage dans lequel chaque participant est explorateur de cet inédit qui émerge. En se laissant porter par sa curiosité de l’autre, d’un ailleurs. En prenant plaisir à rebondir d’une idée à l’autre, comme d’une terre à l’autre, pour découvrir où ce nouveau chemin peut nous mener. En fusionnant nos horizons pour découvrir de nouvelles contrées, inexplorées jusqu’ici.

Dialoguer pour créer le monde dans lequel nous vivons

Pour Otto Scharmer, maître de conférences au MIT où il a co-fondé le Presencing Institute, les conversations créent le monde dans lequel nous évoluons au sein des groupes, des organisations et de la société. Dans son ouvrage qui traite du modèle d'innovation et de conduite du changement qu'il a développé : Théorie U, l'essentiel, il parle de « cultiver le sol du champ social ». Le champ social représente ici l’ensemble des relations entre individus, groupes et systèmes donnant naissance à des modes et schémas de pensée, de conversation et d’organisation qui, à leur tour, produisent des résultats pratiques.

On retrouve dans la pratique du dialogue de D. Bohm et d’O. Scharmer les mêmes fondamentaux que ceux décrit par the Art of Hosting :

O. Scharmer a identifié quatre modes de conversation correspondant à quatre qualités d’échange : le mode automatique, le débat, le dialogue et la conversation générative. Le leadership tel qu’il le conçoit consiste à accompagner le passage d’un niveau de conversation à un autre en fonction de ce que requiert le contexte ou la situation.

Pour D. Bohm, l’image du dialogue est « un flux de sens circulant parmi nous, à travers nous et entre nous ». Ainsi, ce flux de sens qui circule dans l’ensemble du groupe permet à une nouvelle compréhension d’émerger.

« Dans un dialogue, personne n’essaie de l’emporter. Lorsque quelqu’un gagne, tout le monde gagne. »

Dans le dialogue, tout le monde gagne !

Etes-vous prêts à vous aventurer dans ce dialogue authentique, à vous laisser guider par une curiosité tranquille, sans préjugés, afin d’avoir sur les choses un regard aussi nouveau et clair que possible ?

Vous sentez-vous suffisamment libre de faire émerger cette pensée collective, cette pensée qui vous permet de tout envisager ? Car dans le dialogue, les personnes pensent ensemble…

Pour D. Bohm : « Penser ensemble, c’est quand une personne à une idée, qu’une autre l’adopte et qu’une autre la complète. On a alors une pensée fluide et non pas des personnes qui essaient de se convaincre les unes et les autres ».

L’objet d’un dialogue n’est pas d’analyser les faits ou les événements, ni d’avoir raison ou d’échanger des opinions. Il s’agit plutôt de « suspendre les opinions et de les examiner », en écoutant les points de vue de chacun, et en observant ce qu’ils signifient. Si nous parvenons à en comprendre le sens, alors nous partageons un contenu commun, même lorsque nous ne sommes pas entièrement d’accord. Nous découvrons peut-être que les opinions ne sont pas si importantes après tout, elles sont seulement des hypothèses. Et en nous donnant la possibilité de toutes les envisager, nous pourrons alors explorer de manière plus créative différentes directions et simplement apprécier ensemble ce qu’elles représentent. « C’est à partir de ce processus que la vérité émergera à l’improviste, sans que nous l’ayons choisie. »

« Dans le dialogue, chaque participant est libre. Ce n’est pas comme dans une foule où l’esprit collectif prend le dessus. Il s’agit de quelque chose qui évolue harmonieusement entre l’individu et le collectif pour aller vers toujours plus de cohérence. »

D. Bohm a imaginé des « cercles de dialogue », des espaces ouverts qui invitent à la communication et au partage de la parole. Le seul enjeu est d'écouter et de laisser émerger les différents points de vue pour se rendre compte de ses différences et réfléchir ensemble. Ces cercles permettent d’apaiser les tensions et de faire émerger la bienveillance, la sagesse et l’intelligence collective. Grâce à l’échange d’expériences, ils participent à créer une relation plus humaine et plus consciente pour penser en confiance.

Si vous êtes curieux(se) de vivre l'expérience d'un « cercle de dialogue », connectez vous à la Place du dialogue dont l'intention est de diffuser dans la société une culture du dialogue respectueuse de chacun, à travers des espaces éphémères. L'idée est simple, partager 30 minutes de conversation avec des inconnus sur une place publique ! Le thème est donné, les règles du jeu sont énoncées, il ne vous reste plus qu'à vous laisser porter au rythme du dialogue...

Quelques références pour poursuivre l'inspiration :
Association culturelle Krishnamurti - Le dialogue selon David Bohm
up-magazine.info - L'urgence à dialoguer autrement pour agir
Learning Planete Insitute - EtSiNous - La Chaîne de l'intention (EtSiNous relevions le débat)

En ce début 2022, à l’heure des vœux et des bonnes résolutions, je fais le choix de me connecter à une intention forte et ambitieuse pour l’année à venir. Parce que j’ai décidé que 2022 serait l’année de l’Intention avec un grand « I ». A la tiède résolution qui « dénoue » et « défait », je choisis l’énergie de l’intention qui « intensifie » et « augmente »… Je me mets en action, guidée par les signaux qui éclairent ce changement d’année et fondent ma conviction que si nous le décidons avec force, nous avons le pouvoir de créer un monde qui nous relie, plutôt qu’un monde qui nous divise !

Et côté signaux, je me trouve plutôt gâtée… Premier signe : la parution du nouvel ouvrage du chercheur François Taddei au titre plein de promesses Et si nous ? Comment relever ensemble les défis du XXIe siècle. Un livre vital qui invite à passer à l’action et qui porte l’ambition de changer d’échelle – et de monde – de coopérer pour prendre soin de soi, des autres et de la planète. Alors que j’avais là amplement matière à élever mon intention, l’algorithme de Twitter eut la bonne idée de sélectionner pour moi un podcast de France Culture diffusé fin 2017 intitulé Nous vivons dans une société liquide, inspiré des travaux du philosophe et sociologue polonais Zygmunt Bauman.

Alors, me direz-vous, en quoi ces ressources font elles écho à mon intention pour 2022 ? Je vous répondrai en trois points : un « optimisme de la volonté » pour citer Z. Bauman, la recherche d’une éthique de la relation et le besoin de changer d’échelle pour « fusionner nos horizons ».

J’ai mal à mon humanité !

F. Taddei nous rappelle combien la pandémie de Covid-19 a touché l’ensemble de nos vies, à une échelle et dans une temporalité inédites dans l’histoire, en remettant en question ce qui fait de l’espèce humaine une espèce à part : nos interactions. Il forme l’hypothèse que cette pandémie restera dans les livres d’histoire comme un marqueur important de bouleversements que nous ne faisons qu’entrevoir. Selon lui, nous observons la fin d’une époque…

« Nous assistons bien à la fin d’un monde, héritier des Lumières et des révolutions industrielles, qui est caractérisé par des rapports de domination, de compétition, d’exploitation (des êtres humains et de la planète). […] De nouvelles Lumières n’adviendront pas sans que tous ceux qui y aspirent ne se mobilisent dans la durée pour réinventer des manières de vivre ensemble qui soient plus inclusives, plus équitables et plus respectueuses de notre environnement ».

Lorsque Z. Bauman se figure notre époque contemporaine, il la dépeint comme une « vie liquide », une société « en voie de liquéfaction avancée » : un monde en mouvement permanent rythmé par une accélération irrépressible, dans lequel tout est jetable et interchangeable, y compris l’Homme… Nous y sommes exposés à des flux d’information continus et parfois contradictoires qui nous contraignent au zapping et nous soumettent au risque de malentendus et de mécompréhension. Cette société liquide nous détourne de l’autre. Elle génère un épuisement et un besoin de sécurité qui nous incitent à créer de l’entre-soi.

Ce phénomène est alimenté par les politiques de séparation qui sont le lot de notre civilisation contemporaine, encore largement gouvernée par les rapports de compétition et de domination évoqués par F.Taddei. Le spectacle navrant auquel se livrent certains candidats aux élections présidentielles en est la parfaite illustration. L’espace médiatique et internet sont accaparés par ces manipulateurs qui se servent de nos peurs pour nous diviser et brandissent des discours de fracture et de clivage, mettant à mal la confiance vis-à-vis de nos institutions et de la société dans son ensemble. Dans la cacophonie de la campagne, il est difficile d’entendre les voix de rassemblement et d’unité. Notre défi est de ne pas nous abandonner aux simplismes et aux réductionnismes et d’empêcher que de fausses informations puissent s’imposer dans le débat public. Selon le « baromètre de la confiance politique » publié le 24 janvier 2022 par le Cevipof, jamais les Français ne se sont sentis aussi méfiants envers la politique !

« Face à ces récits et manipulations qui s’appuient sur un mélange de faits, de crédulité, de peurs et de perceptions de déclassement […] il faut être capable d’inventer des récits fondés scientifiquement qui redonnent de l’espoir, en s’appuyant sur notre intelligence, notre besoin de vivre ensemble et notre besoin de sens. » suggère F. Taddei.

Il cite l’historien néerlandais Rutger Bregman qui tente de démontrer, dans Humanité. Une histoire optimiste que « la plupart des gens sont bons ». Selon lui, on « fabrique ce que l’on suppose chez l’autre. […] Si nous construisons nos institutions autour de l’idée que les gens sont égoïstes, nous ne devrions pas nous étonner que les gens se comportent ainsi ». Plutôt que d’accuser le public de sotte crédulité, le chercheur propose que nous nous attachions, chacun dans notre activité, à délivrer une information qualifiée et vérifiable, sans tenter d’imposer notre vérité. Dans le même temps, il nous appartient de former les jeunes à scruter les sources fiables et à dénoncer les manipulations d’acteurs peu scrupuleux et d’algorithmes maximisant davantage la recherche du profit que celle de la vérité.

Convoquons un « optimisme de la volonté » pour transformer la société

Afin de relever ces défis, F. Taddei comme Z. Bauman en appellent à notre responsabilité, individuelle et collective, de nous mobiliser pour passer à l’action.

Z. Bauman nous invite à mieux penser le monde pour mieux le transformer. Cela demande de mobiliser notre lucidité, d’aiguiser notre regard critique et d’apprendre à mieux voir pour faire que notre modernité soit la plus vivable que possible. Ainsi, le philosophe nous incite à développer notre pensée critique pour nous émanciper et sortir de ce qui nous aliène, donner la place à des micro gestes de résistance pour « renverser l’insoutenable ». Le processus révolutionnaire que revendique Z. Bauman est inspiré du philosophe et théoricien politique italien Antonio Gramsci, qui nous invite à « allier le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté ».

F. Taddei convient que : « … les révolutions naissent quand la somme des « je n’aime pas » devient intolérable pour un grand nombre de personnes ». Il s’inspire des œuvres du philosophe et sociologue Edgar Morin qui propose de lutter contre « les cécités de la connaissance » en combattant « l’erreur et l’illusion » qui ne cessent de parasiter l’esprit humain. Face au degré d’inconnues auquel nous confronte la période ouverte par la pandémie, « rechercher les ressources et le courage pour changer ce que l’on peut changer, la sérénité pour accepter ce que l’on ne peut changer et la sagesse pour distinguer les deux ». La sagesse s’impose ici pour enseigner la compréhension et nous mettre en posture d’apprendre les uns des autres avec humilité et empathie. A travers la pensée d’E. Morin, il introduit l’idée d’enseigner une « éthique du genre humain ».

Façonnons une éthique du « care »

Avec la portée inédite de la crise sanitaire et de ses conséquences socio-économiques, nous avons pris conscience que nous étions plus que jamais vulnérables et interdépendants, dans notre sphère personnelle comme professionnelle. En parallèle des personnes ayant contracté le virus, dont le nombre explose aujourd’hui avec les nouveaux variants, la pandémie a donné lieu à l’apparition de phénomènes en cascade – confinements, chômage partiel, télétravail, école à la maison… – qui ont pu être vécus comme des « rites de passage » pour reprendre l’expression de F. Taddei, amenant à cette prise de conscience de notre besoin d’entraide et de solidarité. Cette période de dérèglements a notamment permis d’entrevoir sa relation à l’autre à travers un nouveau prisme, celui du « care ». Une éthique de la relation qui a aujourd’hui largement dépassé le cadre des métiers du soin pour se diffuser plus largement dans la société et impacter les liens qui se nouent dans les organisations.

Si le « care » a été théorisé par Carol Gilligan en 1982 aux Etats-Unis ; je retiendrai ici la définition plus sociale proposée par la philosophe américaine Joan Tronto quelques années plus tard qui aborde l’éthique du « care » comme une manière de rendre le monde habitable par le soin que l’on apporte aux autres. Je trouve très évocatrice de ce que nous vivons aujourd’hui cette vision du « care » en tant qu’éthique de notre relation au monde et donc aux autres.

Entre vertu morale et geste technique, le « care » vu par le philosophe Paul Ricoeur s’apparente à une « sagesse pratique » dont la visée est de redonner une place à la vulnérabilité dans le lien social. Ici, prendre soin ne se résume pas à donner, mais cherche à solliciter la participation, le choix, et finalement l’action d’autrui. Autrement dit, le « care » est une relation entre deux acteurs – et non entre un sujet actif et un sujet passif. Avec le « care », nous offrons à l’autre les conditions d’éprouver sa dignité par davantage d’autonomie et la possibilité de s’émanciper. Pour permettre ce résultat, le « care » s’inscrit dans un processus qui va puiser dans quatre dimensions selon un principe de réciprocité.

Dans cette vision du « care » en tant qu’éthique de notre relation aux autres, nous voyons bien que la parole, le langage et le dialogue tiennent une place prépondérante pour se comprendre et se faire comprendre.

Cultivons notre langage pour « fusionner nos horizons »

Du fait de son ampleur inédite, la crise se matérialise dans un héritage qui nous réunit. Une histoire commune dans laquelle se raconter, partager son vécu, ses repères, dire ce qui a tangué, individuellement et collectivement, et comment on s’en est sortis ensemble.

« Autant que de biens matériels et de connaissances, nous avons besoin de mots et d’enchaînement de phrases pour réorienter notre monde dans des directions plus soutenables et émancipatrices » selon le théoricien de la littérature, philosophe et essayiste Yves Citton.

Car le langage fait de nous des créateurs. En nous donnant toute latitude pour nous positionner dans l’espace et le temps, convoquer le passé et inventer le futur. Le langage nous rend libres de créer, de faire émerger de nouvelles réalités. En cela, il nous donne une responsabilité considérable, qui peut nous conduire vers le meilleur, … comme le pire. On constate un peu partout une banalisation, voire un « ensauvagement » du langage, y compris dans les sphères diplomatiques les plus civilisées. Cette radicalisation du langage pourrait fait craindre une radicalisation des actes. Car la défaite du langage, c'est la défaite de la pensée ; « à langue molle, intelligence molle ». Et le contraire est vrai : lorsque la langue n'est plus nuancée, elle se délite !

Le langage est une ambition ! Il peut être fondateur de la société en tant qu’agent de liaison, d’échange et d’intégration. Quand il se fait dialogue, il nous donne à « fusionner nos horizons », à se parler au-delà des frontières intellectuelles et disciplinaires. Prendre soin du dialogue, c’est miser sur la créativité par la différence. [à lire aussi : Cultiver son langage, c’est prendre soin de soi et des autres…]

« Si, dans mes propres travaux, je dis qu’il est nécessaire qu’en toute compréhension, l’horizon de l’un se fusionne avec l’horizon de l’autre, il est clair que cela ne signifie pas non plus une unité stable et identifiable, mais quelque chose qui arrive à la faveur d’un dialogue qui se poursuit toujours. » précise le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer

Nous devons être vigilants vis-à-vis de ces discours qui excluent, facteurs de division, source de manipulation et de mécompréhension. Pour autant, il ne s’agit pas de refuser le conflit mais de l’institutionaliser, de le rendre possible autrement que de façon violente. En réinventant des lieux pour se rencontrer, partager des savoirs, faire émerger des débats de qualité et inspirants.

Z. Beuman y voit des sphères de « générosité intellectuelle » dans lesquelles nous créons des communs ; nous nous mettons au point sur le monde que nous voulons construire et façonnons ensemble des solutions à notre échelle. Ces « panthéons vivants » que souhaite démocratiser F. Taddei, mettent en « coopétition » toute vérité humaine en reliant les champs du savoir à toutes les échelles. Passer du local au global nécessite pour lui de connecter celles et ceux qui ont des aspirations, des émotions, des rêves communs. Créer un « GPS des rêves » qui indiquerait comment réaliser nos rêves et avec qui. Et passer ainsi du rêve (personnel) à l’utopie (collective), en favorisant l’émergence de collectifs capables de faire ensemble des choses qu’une personne ne saurait faire seule…

Quelques références pour poursuivre l'inspiration
FRANCE CULTURE - L'invité(e) des matins du samedi - François Taddei : "La coopération est l'avenir de notre société"
FRANCE CULTURE - Conférences - Nous vivons dans une "société liquide"
CAIRN.INFO - L'éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin

Il m’a fallu plus de 20 ans pour comprendre que j’avais choisi le métier de la communication non pas pour développer des outils mais pour créer du lien autour de moi. C’est l’exercice du management qui m’a ouvert les yeux. La responsabilité que porte le manager par son intention, par sa posture et son discours, à donner du sens, à engager ses collaborateurs et à prendre soin de ses interactions avec son équipe. Comme il se doit également d’incarner le modèle de relation qu’il souhaite voir se développer entre ses collaborateurs.

C’est bien là tout l’enjeu de notre société à mon sens. Quels liens voulons-nous tisser avec nos « semblables » ? Ce mot, « semblables », peut paraître désuet mais il me semble traduire qu’au-delà des cultures, des communautés, des statuts, des niveaux hiérarchiques, des classes d’âge…, nous sommes avant tout des êtres sociaux, et à ce titre, nous nous devons de prendre soin les uns des autres dans nos relations interpersonnelles, notamment à travers notre langage. Car le langage est un phénomène social de premier ordre au travers de ses fonctions d’expression et de communication. Il participe ainsi à la sociabilisation de l’individu.

Pour autant, nos modes de vie en accéléré et le tumulte des réseaux sociaux peuvent nous faire perdre de vue la valeur du langage dans nos interactions au quotidien. Comment le choix d’un mot, en fonction de la charge émotionnelle qu’il véhicule, peut faire basculer une relation, une situation, une action… dans une dynamique positive ou négative. Comment une conversation, faute d’attention portée au mode de fonctionnement ou à l’état émotionnel de notre interlocuteur, peut tourner au « combat de mots » et finir dans une impasse…

Comme le souligne Jeanne Bordeau dans son récent ouvrage Le nouveau pouvoir du langage : « La langue de notre époque perd une part de sa chair et se doit d’être courte, brève et péremptoire dans un monde accéléré (…) Vélocité de l’information, diffusion immédiate de concepts grandiloquents, le tout à l’info flash, vient hystériser des informations qu’il faut rendre spectaculaires. Sans hiérarchie, sans cohérence, sans vision, le langage circule dans tous les sens et en devient « in-sensé ».

Le langage est d’autant plus précieux qu’il est vecteur de sens, qu’il donne de la clarté à nos idées pour relier et faire cohabiter des faits et des ressentis profonds souvent paradoxaux.

A travers l’éclairage de Jeanne Bordeau et quelques autres lectures, je vous invite à prendre toute la mesure du pouvoir du langage. Car le langage nous fait exister, par notre compréhension du monde, par l’expression de nos idées, de nos émotions. Et en nous reliant, il nous fait exister aux yeux des autres. Il nous signe, nous dessine et dit qui nous sommes. En créant un monde commun dans le dialogue, le langage est source d’humanité… Cultiver son langage, c’est donc prendre soin de soi et des autres et se projeter dans la relation avec attention et plaisir !

La recherche d’une vérité partagée dans le dialogue

Le langage est nécessaire à la construction de liens sociaux dans le sens où il favorise la communication. Vivre ensemble suppose un minimum d’échanges et de coordination, donc un minimum de communication entre les membres d’une communauté. Le langage permet ainsi d’élaborer un monde commun ; il s’inscrit dans une relation à travers laquelle chacun peut exprimer des pensées, des émotions, des valeurs, des besoins… et partager des informations, des connaissances, des intentions… En cela, le langage est un mode d’accomplissement privilégié car il nous fait exister pour soi et à travers les autres.

Le langage peut donc être fondateur de la société en tant qu’agent de liaison, d’échange et d’intégration. Mais le langage peut également devenir facteur de division, soit de façon inconsciente, en étant source de malentendu ou de maladresse, soit de façon consciente, en devenant un instrument de manipulation, de mensonge et de domination.

Toutefois, quelle que soit l’origine de ces divisions et tensions sociales, elles ne pourront se résoudre que par l’intermédiaire du langage construit sur une véritable éthique de communication fondée sur le dialogue !

Comme l’exprime très justement Abdelbasset Fatih, professeur agrégé de lettres modernes, dans son article Le langage dans la société : « Ce qui fait vraiment de la société un espace humain, ce n’est pas le langage mis au service des appétits de pouvoir et de domination, ce n’est pas le langage qui divise et qui exclut mais le dialogue qui jette les ponts entre les humains ».

Dans son article, Abdelbasset Fatih aime à citer la politologue, philosophe et journaliste Hannah Arendt : « Pour Hannah Arendt, c’est parce qu’ils peuvent parler ensemble sur ce qui les concerne tous que les hommes peuvent partager la même vie et le même monde. Le dialogue est pour elle bien plus qu’une condition de la vie en société, il est un critère majeur d’humanité ».

Pour tendre vers une éthique de la discussion, les interlocuteurs doivent s’accorder sur les critères de réussite du dialogue et sur le fondement de ce dialogue qui les réunit, à savoir la volonté d’entendre ce que dit l’autre et d’accepter ce qui nous sépare : « L’aptitude de dialogue implique le dépassement de l’égocentrisme, du dogmatisme et des préjugés pour tenter d’entendre ce que dit l’autre ». Un dialogue fondé sur le respect et la dignité de chacun.

Cette éthique du dialogue ne se résume pas à un simple échange de paroles. Elle suppose que l’on respecte certaines règles, comme être de bonne foi, écouter, accepter l’objection, être prêt à reconnaître ses erreurs... Car le langage doit permettre la rechercher d’une vérité partagée dans le dialogue. Et pour accéder à cette vérité, il peut être judicieux d’adapter son langage à celui de l’autre pour en favoriser la compréhension mutuelle.

Faire de nos interactions sociales une source de plaisir !

Dans son article intitulé Le langage contribue-t-il à unir ou à diviser les hommes ? Maryvonne Longeart, Docteur en philosophie, souligne : « La parole échangée suppose la recherche d’une vérité partagée et non la pure affirmation dogmatique d’une opinion. Dans l’échange, on est prêt éventuellement à changer de point de vue ».

Elle illustre son propos en reprenant la métaphore de Maurice Merleau-Ponty pour qui « dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu ». On peut voir ici une référence aux deux fils d’un tissage : la trame et la chaîne ; l’un des interlocuteurs fournit la trame, l’autre la chaîne et la signification commune - le tissu commun - est la résultante des deux.

Pour sa part, Abdelbasset Fatih vise une véritable « esthétique du dialogue. Autrement dit l’art de parler qui consiste à rendre l’échange agréable pour les deux parties. Il s’agit bien ici du plaisir qu’on éprouve en parlant à autrui ou en l’écoutant, car la société des hommes, c’est aussi cela ».

Nous sommes tous familiers de ce dialogue qui tisse des liens et forge la relation. Le plaisir de s’ouvrir à un échange authentique et sincère, dans lequel chacun se sent libre d’incarner son histoire et sa sensibilité, sans phare ni faux semblants. Un dialogue qui s’enrichit des expériences de chacun et qui permet à un langage vivant et en mouvement de rebondir d’une idée à l’autre. Un dialogue prolongé qui ouvre des horizons infinis et stimule le pouvoir d’agir… Car comme le suggère Hannah Arendt : « Les mots justes, trouvés au bon moment, sont de l'action ».

Un langage responsable qui donne de l’attention

Jeanne Bordeau scrute les métamorphoses du langage dans les entreprises. Pour elle, les évolutions du langage de l’entreprise et de la marque sont éloquentes car elles sont le reflet des transformations sociétales et des nouvelles attentes des « consomm’acteurs ». C’est aussi le langage qui exprime la culture des organisations et façonne leur relation avec l’ensemble de leurs parties prenantes.

Elle voit émerger un langage responsable et attentionné, incarné par des « entreprises qui ont une âme » et qui parlent avec cœur et raison au plus près de l’oreille de leurs clients. Pour adopter le ton juste, elles fondent leur langage sur la « parole source » de leurs équipes et des personnes de métiers et d’expertise. Une « langue de preuve » héritée d’un savoir-faire et d’un savoir-être incarnés, une langue fiable et juste chargée d’une histoire et de la sédimentation d’une culture.

Néanmoins, si le langage des entreprises est aujourd’hui construit pour susciter plaisir et émotion auprès de ses clients, il doit viser les mêmes vertus en interne… Une Symétrie des attentions qui pose comme principe fondamental que la qualité de la relation entre une entreprise et ses clients est symétrique de la qualité de la relation de cette entreprise avec l’ensemble de ses collaborateurs. [à lire aussi : Collaborateur vs Client ? Et si on visait plutôt l’alignement des expériences…] C’est pourquoi, ce langage empreint de justesse et d’attention doit également s’ancrer au cœur de l’entreprise, dans les relations interpersonnelles, en exprimant de l’écoute, de la bienveillance et de la considération. Fort heureusement, les organisations ont pris conscience de l’enjeu de capitaliser sur l’intelligence relationnelle de leurs forces vives en investissant le champ de la communication interpersonnelle. Parce que l’entreprise est un organisme vivant, elle construit sa valeur économique sur les multiples connexions tissées entre ses différentes parties prenantes. Elle a ainsi la capacité à redonner au langage ses lettres de noblesse dans ses rangs. Pour Jeanne Bourdeau : « mieux on maîtrise le langage, mieux l’on va » car formaliser et dire avec justesse libère de ce que nous ressentons et ouvre la voie à des échanges constructifs et sincères.

L’entreprise a également pour mission de cultiver un dialogue de qualité qui prend sa source au cœur du travail. [à lire aussi : Manager, c’est se réapproprier l’essence (les sens) de la communication… et favoriser le dialogue] Donner la parole aux collaborateurs pour débattre des règles, des contraintes, des ressources…de leur activité, c’est les reconnaître dans leur autorité sur leur métier et c’est leur donner le pouvoir d’agir au sein de leur organisation, voire en dehors. Elle a donc un rôle déterminant à jouer pour conforter le « vivre ensemble » qui s'y joue et prendre soin de la qualité du lien social qui s'y noue. Car l’entreprise n’est pas hors de la société, elle est la société !

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