Alors que l’heure de Noël est sur le point de sonner, je suis gagnée par un drôle de sentiment… L’impression que ce Noël pas tout à fait comme les autres inaugure une nouvelle façon de célébrer, plus intime, plus sobre, plus profonde. Resserré autour du noyau familial - tout en gardant les distances – ce moment de partage n’aurait-il pas cette année une saveur particulière ? Noël sera-t-il plus « light » ? Moins de monde autour de la table, mais quitte à être moins nombreux, n’est-ce-pas aussi l’occasion de célébrer la famille plus intensément, avec le cœur grand ouvert ?

Personnellement, en plein lancement de mon activité, avec un mari dirigeant absorbé par ses affaires, une jeune adulte exaltée par de nouvelles libertés et un adolescent cloué devant son ordinateur…, j’avoue être depuis quelques temps désemparée devant l’éclatement de mon cher noyau familial ! A force de se croiser sans se voir, de s’écouter sans s’entendre dans le tourbillon du quotidien, la perspective de ce Noël confidentiel vient réveiller chez moi le besoin de serrer dans mes bras ceux que j’aime. De célébrer ma famille en cette période de fêtes. De prendre le temps de redécouvrir chaque membre de mon clan à la lumière d’un feu de cheminée, au coin du sapin. Un Noël pour retisser les liens qui nous unissent, se témoigner de la gratitude et se dire combien chacun compte.

Le besoin de témoigner de la gratitude en cette veille de Noël, alors que la crise sanitaire couve toujours, semble d’ailleurs avoir gagné la sphère professionnelle. En effet, j’entendais cette semaine à la radio que les entreprises avaient particulièrement choyé leurs collaborateurs cette année pour les remercier de leur contribution exceptionnelle en cette période de Covid. Au-delà du principe de gratification, n’est-ce pas là avant tout l’occasion de célébrer le « clan professionnel » ?

Faire vivre la magie de Noël, en proximité, même par écrans interposés

Partout, on entend que la troisième vague de Covid-19 sera celle de la santé mentale, avec une forte hausse des états dépressifs liés aux bouleversements induits par la crise sanitaire. Incapacité de voir le bout du tunnel, solitude, perte de repères…, les sujets d’inquiétude sont nombreux et avec la répétition du confinement et la durée de la crise, les ressources pour s'adapter s'épuisent.

Alors comment profiter de la magie de Noël pour redonner le moral aux troupes ? En célébrant la communauté professionnelle, en retissant les liens de l’équipe, qu’elle soit en télétravail, en chômage partiel ou en petit comité. Rien d’ostentatoire cette année et c’est tant mieux car en entreprise comme au sein de la famille, la proximité est de mise. Il est temps de bannir les grands discours impersonnels déployés à grands renforts d’outils de communication : vidéo du dirigeant, carte de vœux corporate... L’heure est à la simplicité, à l’écoute, à la solidarité. Pour stimuler la bonne humeur, pourquoi ne pas colorer la dernière réunion de l’année, a plus forte raison en visio, en invitant chacun à décorer son environnement de travail aux couleurs de Noël. Et pour les collaborateurs en présentiel, le traditionnel « Secret Santa » qui favorise l’échange de petits cadeaux de façon anonyme constitue également une occasion de se retrouver et d’exalter le plaisir de donner et de recevoir.

Comme en témoignent les dirigeants, managers et collaborateurs de TPE-PME que notre collectif de professionnels de l'accompagnement humain Act4 Talents a interviewés lors du premier confinement dans son étude « Regards croisés », l’humour et la bonne humeur ont été déterminants dans cette période de forte incertitude. L’objectif étant de souder les équipes et de favoriser un contexte propice au dialogue, entre collègues et aussi avec le manager de proximité, pour mieux prendre le pouls de chacun. Parmi les bonnes pratiques qui sont ressorties de l’étude, certains managers ont d'ailleurs eu l’idée de constituer des binômes pour éviter l’isolement en télétravail, stimuler le soutien et la coopération.

Moins, mais mieux

Cette crise sanitaire avec ses contraintes de distanciation sociale nous amène nécessairement à revoir le périmètre du clan familial comme professionnel et à privilégier les groupes à taille humaine. Finalement, la Covid ne précipiterait-elle pas un mouvement déjà amorcé depuis plusieurs années selon lequel il fait bon travailler dans les petites structures ?

Les TPE et les PME ont la cote car elles sont réputées pour leur ambiance familiale et rassurante ; la proximité qui y règne est le gage d’échanges plus réguliers et d’une meilleure connaissance des missions de chacun. Les méthodes de travail y sont plus transversales et bien souvent les tâches qui sont confiées aux salariés demandent plus de polyvalence. Grâce à une hiérarchie moins complexe et un processus de prise de décision simplifié, les entreprises à taille humaine peuvent être plus réactives et octroient plus d’autonomie et de liberté à leurs collaborateurs.

Ambiance rassurante, proximité, échanges plus réguliers, polyvalence, réactivité, autonomie… Ce sont précisément les enjeux qui ont émergé de notre étude sur les évolutions du management et de l’organisation à l’épreuve de la crise sanitaire. En travaillant à distance ou au sein d’équipes très resserrées, il a fallu créer des rituels plus réguliers pour rassurer, pour partager sur les besoins de chacun. Afin de maintenir l’activité tout en palliant l’absence de certains de leurs collègues, les salariés ont dû faire preuve de polyvalence. Et tester leur autonomie, en distanciel, loin de leur hiérarchie. Avec à la clé, une explosion de sens pour des individus qui ont ainsi pu activer leur « pouvoir agir » et développer à cette occasion des compétences relationnelles fortes telles que l’écoute, l’empathie et la solidarité.

Cette nouvelle humanité que beaucoup ont pu expérimenter dans cette crise inédite a permis d’exacerber le sentiment d’appartenance et l’engagement au sein des organisations. Elle a porté le sens à un niveau inégalé et révélé des ressources insoupçonnées chez les individus. Elle est à n’en pas douter le meilleur vaccin contre l’épidémie de dépression qui nous menace ! Alors, apprenons à célébrer cette humanité nouvelle au sein de nos clans professionnels. Sachons distribuer la gratitude avec sincérité et générosité à nos collaborateurs les plus proches. Car la gratitude est contagieuse ; elle pourrait bien gagner les moindres recoins de nos organisations !!!  

La période que nous traversons est incroyable ! Jamais nos modes de vie n’ont connu autant de remises en question, à travers nos interfaces privées comme professionnelles. La crise sanitaire, subordonnée à un contrôle de nos mouvements et relations, ainsi qu’à une privation de libertés jamais vue dans notre société contemporaine, constitue un révélateur à très grande échelle du pouvoir de la contrainte sur la transformation. Car, à n’en pas douter, le corollaire de cette crise sera notre capacité à s’adapter à ces contraintes et à apprendre de ces nouvelles conditions de vie et de travail.

C’est pour comprendre ces mécanismes de transformation que nous avons entrepris d’analyser les dispositions des organisations et des individus à apprendre de leurs situations de travail pour s’adapter aux mutations qui les bousculent. Au sein d’Act4 Talents, nous avons ainsi créé l’Observatoire des mutations du travail avec une première étude inédite sur la crise de la Covid-19 !

Pendant plus de 15 semaines, du mois d’avril au mois de juillet 2020, nous nous sommes immergés au sein de 24 TPE-PME de la région Auvergne-Rhône-Alpes afin d'appréhender comment leur organisation et leur management étaient impactés à l’épreuve de la crise.

Pour bénéficier d’une perception la plus réaliste possible des situations vécues dans les entreprises, nous sommes allés chercher les regards croisés de dirigeants, de managers et de collaborateurs pour confronter leurs perceptions. Nous les avons invités à prendre un peu de hauteur de vue sur l’enchaînement des événements et leurs conséquences. Des paroles vibrantes d’un contexte exceptionnel et d’émotions exacerbées que nous retraçons dans cet observatoire et à la lumière desquelles nous avons identifié 5 enjeux pour se projeter positivement et initier des transformations porteuses de valeurs pérennes dans les organisations.

5 enjeux pour se projeter vers un futur souhaitable

  1. La durée et la complexité de la crise ont imposé une communication transparente et régulière à tous les échelons de l’entreprise pour informer au jour le jour des nouvelles mesures, rassurer les individus, maintenir la cohésion des équipes et l’efficacité organisationnelle. Une cohésion qui, si elle n’a pu être maintenue, appellera à retisser les liens en sortie de crise.
  2. Cette situation d’état d’urgence inédite a propulsé chacun des échelons de l’entreprise en dehors de sa zone de confort. Les efforts déployés pour maintenir l’activité ou anticiper les besoins du marché ont généré pour nombre d’individus un surplus de travail et une charge mentale qu’il faudra « soigner » afin de recharger les batteries et être prêt pour une relance efficiente de l’activité.
  3. Cette situation inédite a constitué pour les individus un révélateur de compétences insoupçonnées avec le développement de capacités nouvelles, notamment relationnelles, sur lesquelles ils convient d’investir pour construire la relance.
  4. Cette crise a activé une fierté forte et unanime d’avoir contribué individuellement et collectivement à « tenir la maison » et préservé l’activité au maximum de ce qui était possible. Une mobilisation à travers laquelle chacun a pu vivre une explosion de sens qui renforce le sentiment d’appartenance et qu’il faudra s’employer à entretenir quelles que soient les conditions de reprise de l’activité.
  5. La distanciation sociale a conduit la relation clients à se réinventer, avec l’émergence de nouveaux liens empreints de plus d’humanité, et déployés à partir de nouveaux outils numériques dans un objectif d’efficacité et de maîtrise du bilan carbone pour l’entreprise à plus long terme.

Pour aller plus loin dans la compréhension des enjeux, nous vous invitons à télécharger l’étude complète sur notre site Act4 Talents.

Au moment de nos échanges avec les entreprises, entre fin mars et juillet, personne ne pouvait présager de la durée et de l’impact de la crise. Il était impossible alors de considérer si les adaptations mises en place par les organisations pendant le confinement allaient contribuer à des transformations durables ou être vite oubliées au bénéfice d’un retour à la normale. Nous portions un espoir collectif que la situation d’état d’urgence que nous venions de traverser ne pouvait qu’être temporaire, que l’été balayerait les effets du virus et que progressivement, nous pourrions revenir à une activité quasi-normale en septembre…

La « trêve » a été de courte durée ! Si dans notre espace privé nous avons pu relâcher un peu les contraintes pendant les vacances estivales, se retrouver en famille, se dépayser et savourer une forme de liberté retrouvée ; dans la sphère professionnelle, point de relâchement. La plupart des entreprises ont dû maintenir un mix présentiel/distanciel pour répondre aux exigences de distanciation sociale, avec l’obligation du port du masque au bureau lors des échanges interpersonnels. Et très rapidement, fin septembre, le spectre d’une deuxième vague a été confirmé avec le durcissement des mesures sanitaires et pour finir l’annonce d’un retour au confinement…

Rendre la nouveauté désirable dans une société qui perd ses repères

Dans nombre d’organisations, la rentrée de septembre a été vécue comme une « gueule de bois ». Après des vacances en demi-teinte, sans liberté de voyager à notre gré, à moitié masquées, bercées par de nombreuses inconnues… Le retour au travail a été froid et atone, en présentiel, amputé d’une partie des collègues ou en distanciel sans la possibilité d’échanger autour d’un café sur les plaisirs de vacances… Dans un de ces récents articles, Pierre-Yves Gomez, économiste et professeur à EM Lyon, voit dans cette période les signes d’une dépression collective : « Le fait que les choses ne reprennent pas « comme d’habitude » est déroutant. La société semble perdre ses repères ».

Une dépression en cascade avec des salariés perdus et démotivés, des managers désemparés par l’ampleur de la tâche, et des dirigeants fragilisés par de longs mois de bataille pour maintenir leur entreprise à flot et engourdis par le poids des responsabilités à faire respecter les mesures barrières dans les bureaux. Car toutes ces contraintes qui entravent notre autonomie, ce contrôle de nos moindres faits et gestes pour endiguer l’épidémie, contribuent in fine à bloquer notre énergie. Après de années d’une course effrénée vers le « toujours plus », nous avons été brutalement stoppés dans notre élan le 17 mars 2020. Nous avons alors fait l’expérience de l’immobilisme, du sur place. Un changement de rythme déstabilisant qui nous a amenés à nous questionner sur les fondamentaux de la condition humaine et à observer, grâce à la prise de recul qui nous était offerte alors que nous étions confinés, la vacuité de notre vie en mode accéléré. Sept mois plus tard, alors que la crise s’éternise, nous sommes réduits à un mouvement fatalement ralenti et de plus en plus sujets à l’inconfort de la privation de liberté. Une nouvelle réalité qui vient percuter la réalité antérieure, celle de l’exhortation au mouvement.

Face à cette perte de repères qui peut être synonyme d’angoisses, Pierre-Yves Gomez nous engage à nous focaliser sur les habitudes prises dans cette nouvelle réalité. Comme nous vous y invitons dans notre étude Regards croisés : observer comment les circonstances ont fait évoluer nos pratiques de travail et créer l’espace pour un dialogue ouvert et sincère dans lequel chacun pourra exposer son expérience du travail pendant cette période de crise. Dresser le bilan de ce que l’on a perdu et de ce que l’on a gagné individuellement et collectivement à travers cette épreuve. Tirer les enseignements de ce qui a fonctionné et de ce qui ne fonctionne plus aujourd’hui dans nos pratiques de travail pour construire ensemble un futur souhaitable.

Selon Pierre-Yves Gomez, « Pour accompagner le changement, il faut ne pas se concentrer sur ce que l’on perd, le monde frénétique d’hier. Il faut rendre la nouveauté du monde désirable, appétissante. On n’assiste pas à l’effondrement du monde d’avant – d’ailleurs beaucoup de choses vont perdurer – mais à l’émergence de comportements nouveaux et intéressants. A ce que nous ferons des occasions qui nous sont offertes. »

Favoriser l’expression de récits collectifs autour des expériences vécues du travail

Les 5 enjeux qui ressortent de notre étude qualitative, constituent le socle de ce processus de dialogue qu’il nous semble impérieux d’animer au sein des équipes afin de favoriser l’expression des humanités du travail. De quoi parle-t-on lorsque l’on évoque les humanités du travail ? Pour comprendre quel est l’impact de cette crise sur les individus au travail, il faut développer une compréhension de la sensibilité des humains à l’égard des autres dans cette période exceptionnelle. Sans l’intégration de cette compréhension dans les modèles de management, aucun dirigeant ou manager ne sera en mesure d’appréhender l’explosion des émotions suscitées par ce contexte contraignant.

Boris Cyrulnik nous explique que donner l’occasion d’exprimer ses émotions, ses ressentis, modifie les perceptions du passé. Quand on est vulnérabilisé par un événement de la vie ou une situation particulière, on a la possibilité de remanier la représentation du réel par le récit que l’on en fait. On trouve ainsi la liberté d’agir par nos récits pour remanier intentionnellement le réel et mieux vivre ensemble. Lorsque ces récits sont collectifs, partagés avec quelqu’un ou un groupe en qui on a confiance, la parole a une fonction affective et socialisante. Cette parole est d’autant plus précieuse aujourd’hui, alors que nous travaillons dans un mix distanciel/présentiel et que nous ne communiquons plus avec nos collègues que derrière un écran ou à travers un masque. Des filtres à émotions particulièrement efficaces ! Il nous faut donc aller chercher les émotions masquées à travers le récit collectif et réapprendre à travailler ensemble en permanence.

Les entreprises ont la responsabilité d’investir pleinement ces territoires d’engagement que sont le management et l’organisation pour permettre à leurs collaborateurs de transformer l’épreuve qu’ils traversent actuellement en expérience dont chacun pourra tirer du positif. Pour commencer ce travail de co-construction, un temps de prise de recul s’impose. Un temps pour libérer la parole et écouter les besoins de chacun. Un temps pour permettre au collectif de se retrouver et à la coopération de reprendre corps sereinement. C’est sur le terrain de l’échange que l’on pourra explorer les impacts de la crise et tirer les enseignements sur ce qui a fonctionné et ce qui ne fonctionne plus. Reconsidérer et réajuster nos anciens modèles pour imaginer d’autres alternatives. Et enfin, accepter de désinvestir le superflu et de se recentrer sur l’essentiel.

A la lumière de nos 5 enjeux, quelles sont les questions à se poser collectivement pour se projeter positivement et initier des transformations porteuses de valeurs pérennes dans nos organisations ?

  1. La communication : quels rituels pour permettre aux collaborateurs de rester reconnectés entre eux et pour tisser les liens de la responsabilisation et de la confiance au niveau du management ?
  2. La gestion de la crise : comment prendre le pouls de l’organisation, adapter les objectifs individuels et collectifs aux moyens réellement disponibles, prioriser les activités et clarifier le « qui fait quoi » ?
  3. Les capacités nouvelles : comment permettre aux collaborateurs de révéler leur raison d’être au service du collectif et de s’illustrer à travers de nouveaux rôles au sein de l’entreprise ?
  4. Le sens : comment capitaliser sur les nouvelles pratiques de travail expérimentées pendant le confinement pour mettre en chantier une nouvelle architecture du travail pensée et modélisée par les collaborateurs pour les collaborateurs ?
  5. La relation clients : comment combiner « moments privilégiés en présentiel » et digital pour les échanges courants avec le client ?

Explorer ce regain d’humanité et l’envisager comme l’amorce d’un changement culturel vers plus d’entraide et de solidarité

Ce que nous révèle l’étude Regards croisés en premier lieu, c’est le formidable regain d’humanité qui a transcendé les organisations au travers de cette crise. Cohésion, adaptation, créativité, intelligence relationnelle, vouloir agir, sens, sentiment d’appartenance, liens, confiance… sont autant de termes qui illustrent ces vécus collectifs et témoignent de l’amorce d’un changement culturel vers plus d’entraide et de solidarité. Le prolongement de notre étude nous conduira à réinterroger dirigeants, managers et collaborateurs afin de déceler les apprentissages profonds qui se seront matérialisés au fil des mois. Nous serons ainsi en mesure de confirmer ou d'infirmer la tendance selon laquelle cette crise pousse vers une plus grande humanisation de la gestion des organisations.

Nous vivons aujourd’hui un véritable renversement de valeurs ! Alors que la plupart des pays d’Europe se mettent en situation de sacrifier leur économie pour sauver des vies humaines, comment ne pas réinterroger la place des hommes et des femmes dans les organisations. Cette crise « existentielle » qui impacte respectivement l’existence des entreprises et celle des humains, peut-elle être le terrain d’une réconciliation entre performance économique et réalisation humaine autour de nouvelles valeurs de travail ?

Quelques lectures et une vidéo inspirante :
L'OBS - Comment la crise du Covid a sonné la fin du « toujours plus »
THE CONVERSATION - Transformation numérique : comment ne pas manquer la phase qui s’ouvre dans le travail ?
YOUTUBE - Boris Cyrulnik - Le récit de soi

Vous connaissez certainement l’allégorie des 3 tailleurs de pierre : Un homme rencontre sur un chantier trois tailleurs de pierre. Au premier qui travaille mécaniquement sa pierre avec un air sombre et fatigué, il demande ce qu’il est en train de faire ; ce dernier lui répond qu’il taille une pierre. Quand il pose la même question au second qui effectue le même travail, mais de façon un peu moins mécanique, ce dernier explique qu’il taille une pierre pour construire un mur. Il s’approche alors du troisième qui semble heureux, voire radieux, où nulle trace de fatigue ne se lit sur son visage alors qu’il effectue le même travail, avec exactement les mêmes outils et la même technique, que les deux autres. Quand notre homme lui demande ce qu’il est en train de faire, le troisième tailleur de pierre lui répond avec un large et lumineux sourire : « je suis en train de construire une cathédrale ».

Cette allégorie du sens au travail a une résonance particulière en cette période de retour des collaborateurs au bureau et de reprise du « business as usual » dans beaucoup d’organisations. Car pour certains, l’expérience du travail vécue pendant la période du confinement s’est véritablement apparentée à la construction d’une cathédrale !

Le confinement a provoqué une explosion du sens au travail

Un travail centré sur l’essentiel, où chacun, quelle que soit sa mission, a pu prendre une part active à la survie de son organisation et se sentir utile. Une période qui a stimulé la solidarité entre collègues, qui a fait grandir les individus en s’adaptant à de nouvelles missions, à de nouveaux outils, avec une forte productivité pointée sur la continuité de l’activité, qui a poussé chacun en dehors de sa zone de confort… Une expérience qui a bousculé les équilibres et qui a interrogé sur sa « juste place » dans son organisation et dans la société en général.

Cette sensation d’être monté au front et d’avoir « soutenu la maison », coûte que coûte, a suscité une « explosion de sens » à tous les étages de l’organisation. Que la mission pendant le confinement ait pris un caractère exceptionnel ou qu’elle ait simplement consisté à maintenir l’activité dans un nouveau contexte et un nouvel environnement de travail, il semble que chacun y ait trouvé sa petite part de sens.

Pour bien comprendre comment cette période de crise a boosté la question du sens au travail pour un grand nombre de collaborateurs, je vous propose de mettre en perspective les travaux des chercheurs E.Morin et B.Cherré et leurs prérequis du sens au travail :

La crise du Covid-19 a souvent coché toutes les cases !

Cette explosion du sens au travail a activé deux manifestations positives qui ont pu contrebalancer les effets négatifs de la crise sur les individus. En premier lieu, le sens trouvé dans l’activité de travail, qu’elle ait été vécue à distance, sur site, en chômage partiel… a permis de maintenir un certain équilibre psychologique. Là ou certains collaborateurs ont été privés de travail du fait de l’arrêt total de leur activité, ceux qui ont pu maintenir tout ou partie de leur activité semblent avoir été moins frappés par l’anxiété et le stress inhérents à la situation de crise traversée. Le second impact positif est l’engagement. Stimulés par de nouveaux enjeux pour maintenir le business dans leur entreprise (travail à distance, dématérialisation, nouvelles missions…), les collaborateurs ont su fournir les efforts nécessaires, en s’adaptant à un nouveau contexte de travail, de nouveaux horaires, de nouveaux outils, et ont témoigné ainsi d’une loyauté et d’un attachement forts à leur structure.

L’engagement qui s’est matérialisé pendant la période du confinement semble pourtant souffrir de l’obligation de revenir au bureau. Comme en témoignent les dirigeants croisés récemment, le retour physique en entreprise n’a suscité que peu d’enthousiasme, même de la part des collaborateurs les plus engagés. Si quelques volontaires ont trouvé dans cette reprise une opportunité de quitter l’isolement du confinement ; pour la plupart des effectifs, il a fallu se montrer ferme et souvent, imposer de reprendre le rythme « métro-boulot-dodo » lorsque l’aménagement des bureaux le permettait, à grand renfort de mesures sanitaires.

Pierre-Yves Gomez, professeur de stratégie à emlyon business school où il dirige l’Institut français de gouvernement des entreprises, pose la situation en ces termes : « L’exigence de « remettre » aujourd’hui les salariés au travail montre bien que quelque chose a été cassé dans le mouvement économique frénétique qui était le nôtre. Après le choc dépressif qu’a causé le confinement pour beaucoup, il faudra trouver des raisons substantielles pour embarquer les équipes au travail, et ce sera d’autant plus difficile que l’on prévoit un accroissement du chômage et de la précarité sociale. Les entreprises qui misent sur des discours morbides de type : « il faut vous mobiliser sinon nous allons disparaître » se fourvoient si elles pensent que dans notre société individualiste, cela peut constituer un discours stimulant. »

De retour au bureau, savoir faire battre le cœur du travail

Si on comprend bien l’impérieuse nécessité des organisations de se mettre en ordre de marche pour retrouver une activité optimale, la question qui se pose au management est sa capacité à maintenir l’engagement des collaborateurs dans un contexte de retour au travail « forcé ». Et donc, de trouver de nouveaux leviers de sens au travail.

Surtout si l’on considère l’écart substantiel entre l’expérience du travail vécue avant et pendant le confinement. Dans l’urgence de la crise, chacun a dû adapter son métier à une nouvelle réalité de travail, en autonomie, à distance ou sur site mais déconnecté de son équipe et de son management. Faire preuve de créativité pour imaginer de nouvelles façons de faire son travail, à l’épreuve de certaines contraintes, certes, mais toute en bénéficiant d’une forme de liberté inédite. S’essayer à de nouvelles missions devenues vitales pendant la crise et développer sa polyvalence. Voir moins ses collègues, mais les écouter davantage, à travers leurs savoir-faire, leur vécu, leurs émotions via des médias empruntés à la vie privée comme Whatsapp. Cet investissement énorme pour maintenir l’activité à tout prix pendant cette période a donné au travail une nouvelle saveur. Comme débarrassé de nombreuses entraves : réunions à répétition, ordres et contre-ordres, processus de décisions à rallonge, jeux de pouvoir... Chacun a eu voix au chapitre du travail et a retrouvé une certaine foi dans le travail. Ce « travail à cœur » dans lequel chacun se reconnaît, que décrit si bien le psychologue du travail Yves Clot dans son livre du même titre.

« Chaque fois que des salariés introduisent quelque chose d’eux-mêmes dans leur métier, les chances de développer leur santé augmentent. »

Alors pour continuer à faire battre le cœur du travail de retour au bureau, pourquoi ne pas capitaliser sur les nouvelles pratiques de travail que nous avons expérimentées pendant le confinement ? Profiter du retour des équipes pour mettre en chantier une nouvelle architecture du travail pensée et modélisée par les collaborateurs pour les collaborateurs. Une réflexion prospective sur le design d’avenir de leur organisation au service du travail bien fait, ce travail dont ils ont pris soin pendant la crise. Quelle place pour le télétravail demain ? Comment transposer les habitudes et les outils qui ont fait leurs preuves en confinement dans cette nouvelle configuration en remplacement des pratiques anciennes jugées moins efficaces ? En définitive, apprendre à renoncer aux routines obsolètes pour investir de usages plus appropriés sur lesquels on se rejoint collectivement.

Car un tel chantier est aussi l’occasion de construire ensemble à partir du besoin des individus de se retrouver et de retisser les liens physiques du travail pour faire communauté. Créer les circonstances permettant à chacun de partager cette petite part de sens invoquée localement pendant le confinement et contribuer ainsi à redonner du sens au niveau global de l’organisation.

Faire communauté pour cultiver ensemble la force de se projeter utilement et puissamment vers une nouvelle réalité de travail

Pour introduire cette notion de communauté, je vous propose de reprendre la métaphore de la construction de la cathédrale. Pour construire une cathédrale, une équipe d’artisans hautement qualifiés étaient rassemblés, sous l’égide du maître d’œuvre attaché à l’édifice. Ces artisans étaient organisés en loges qui établissaient les statuts et les règles de travail. Pour accompagner l’édification d’une cathédrale sur plusieurs siècles, les artisans qui se succédaient sur le chantier s’influençaient et se transmettaient les techniques et les modes à travers toute l’Europe.

Cet exemple de communauté de métier et de pratiques, complètement ouverte pour favoriser l’apprentissage entre pairs, et ainsi collaborer au service d’une œuvre remarquable, me semble d’une actualité frappante pour refonder nos organisations au lendemain de la crise.

Pour Yves Clot : « Cette communauté de pratiques forme un cercle d’échanges dans lequel on s’intéresse moins aux limites de chacun des participants qu’aux limites de l’activité elle-même ».

Commençons par recréer du lien. D’abord en proximité, au niveau de l’équipe, pour renouer avec le terrain, dans une communauté de mission où chacun pourra réinterroger sa place, mettre en débat l’activité et ainsi mieux articuler le travail du collectif. Ou dans une communauté de projet construite sur le mode collaboratif, en confrontant ses idées, en exposant ses modèles mentaux, pour se projeter collectivement dans l’action. Une communauté en vue de « réaliser un triple maximum », comme le décrit le philosophe Abdennour Bidar : « le maximum d’accord pour chacun entre ce qu’il est et ce qu’il fait ; le maximum d’apport pour chacun, de ce qu’il est et de ce qu’il fait, et le maximum de rayonnement de chaque communauté, comme petite centrale nucléaire d’énergie ». Ou encore, dans une communauté de métier, extérieure à l’organisation, pour partager des pratiques, apprendre les uns des autres, grandir ensemble et ouvrir des horizons. Une communauté ouverte sur des écosystèmes plus larges pour amplifier le champ des possibles et stimuler notre pouvoir d’agir localement et globalement.

Comme nous y invite Abdennour Bidar : « Agir local pour agir global. Se donner un terrain de développement concret – l’échelle et l’espace de la communauté d’action – pour y cultiver ensemble la force de se projeter utilement, puissamment, vers le plus vaste extérieur qui soit en continuant de participer, par son métier, ses divers engagements, à l’invention d’un nouveau monde. »

Faire émerger des communautés restauratrices

La période post-crise dans laquelle nous entrons est le terrain idéal pour créer des « communautés restauratrices », telles qu’inspirées par Peter Block, auteur, consultant et conférencier américain dans les domaines du développement organisationnel, du développement communautaire et de l'engagement civique. Des communautés d’intérêt, synonymes de diversité, qui se maillent par le rapprochement de représentations communes. Centrées sur un idéal à construire collectivement et une logique de don, ces communautés vont chercher à mobiliser les talents de tous les membres d’un territoire, d’un quartier, d’une organisation. Pour autant, elles ne cherchent pas à valoriser un leader mais à produire du leadership chez chacun à travers des actes de « communityship », rendus possibles grâce à une implication personnelle et une motivation intrinsèque très fortes de chaque membre. Leurs moteurs sont la confiance en l’avenir et une forte énergie collective. Pour qu’il y ait communauté, il doit y avoir une action collective qui permet de renforcer cette haute qualité relationnelle, avec force de débat et de dialogue. Et au fil du chemin de ces communautés d’apprentissage, il y a la création de savoirs partagés pour tous.

Dans la vidéo que vous trouverez en annexe de cet article, Denis Cristol, chercheur sur les communautés d'apprentissage, l'autoformation et les apprentissages informels, nous partage les quatre étapes pour créer des « communautés restauratrices » :

Pour Denis Cristol : « Les organisations du travail ont besoin de se rappeler que ce sont des communautés humaines. […] Beaucoup d’entreprises, à force de gestion et d’optimisation, ont enlevé toute la dynamique humaine, ces apprentissages sociaux et cette capacité d’embarquer tout le monde. […] Elles doivent restaurer une qualité de lien qui s’est dégradée. »

C’est à partir de l’intention de faire commun que nous pourrons contribuer à la création et au développement de ces communautés. En dépassant la simple volonté de mieux faire son travail ou de s’adapter aux mutations du travail, pour développer de nouvelles façons d’apprendre. Et créer des espaces, dans les organisations, où chaque individu n’est pas seulement l’objet des transformations qui l’impactent mais au sein desquels il se sent faire partie d’un tout porteur de sens et d’énergie pour continuer à s’engager… et construire des cathédrales !

Quelques lectures et une vidéo inspirantes
HUFFPOST - La vraie question que pose le télétravail, c’est l’utilité du travail ! 
LE MEDIABLOG DU COACHING - Entre sens et perte de sens au travail
LE COMPTOIRE - Pierre-Yves Gomez : « L’époque que nous traversons a rendu au travail réel une présence qu’il avait perdue »
LE MONDE - Abdennour Bidar : « Changer de vie pour changer la vie »
APPRENDRE AUTREMENT - Communauté restauratrice / Communauté rétributrice (vidéo)

C’est véritablement un manifeste que je souhaite partager avec vous aujourd’hui, pour sortir nos organisations du sacre du « je » égocentrique et les faire entrer dans l’ère du « nous », l’ère d’une coopération décomplexée. C’est un article lu récemment qui a mis « le feu aux poudres » ! Avec un titre qui sonne comme un signal d’alarme : « Et si l’entreprise cessait d’être un panier de crabes ? ». Pour nombre de managers et de collaborateurs confinés, en télétravail, le constat a été sans appel… Chez soi, à l’abri des jeux de pouvoir, des luttes d’influence, des peaux de banane, des oppositions larvées, de la bullshit organisation, et j’en passe - tant les expressions des travers de nos organisations hiérarchiques sont nombreuses - le travail a pris une tournure plus sereine et responsabilisante, que l’horizontalité des relations a grandement favorisé pendant cette période.

Je suis frappée de constater combien nombre d’organisations restent sourdes et aveugles à ces faiblesses de leur management qui ont pourtant des impacts très lourds sur leur fonctionnement et leurs performances. Ce type de management par l’ego serait une fatalité, un mal incurable avec lequel nous devons cohabiter ? Qui n’a jamais croisé la route d’un manager dédouané de ses comportements toxiques sous prétexte qu’il est bon gestionnaire ou bon commercial. Qui n’a jamais souffert d’un comité de direction écartelé par des luttes intestines et réduit à de petits compromis sécurisant les pré-carrés de chacun de ses membres, au détriment de décisions plus collégiales, portées par l’intérêt général et tournées vers le bien commun.

Ces comportements autocentrés et défensifs sont l’héritage d’une culture du travail longtemps parcellisée et régie par la prescription et le contrôle. Dans l’ouvrage Communiquer en entreprise, signé par Jean-Marie Carpentier et Jacques Viers, le sociologue Philippe Zarifian découpe cet héritage en trois temps :

« En premier lieu, le taylorisme s’est traduit par une parcellisation des tâches très poussées. La séparation entre conception et production s’est accompagnée d’un isolement des postes de travail et d’un idéal managérial : le « zéro communication au travail » pour chasser les temps morts. En somme, la pure et simple interdiction de parler. En second lieu, il y a eu le modèle du métier qui, avec ses codes, a pu créer dans certains secteurs une non-communication portée par l’idéal des « secrets du métier ». En troisième lieu, il y a eu la division fonctionnelle du travail, inventée en France par l’ingénieur Henri Fayol. En créant une division entre les grandes fonctions de l’entreprise, elle a eu pour conséquence de restreindre les échanges entre ceux qui produisent et ceux qui vendent, entraînant un déficit de compréhension globale dans les organisations. »

Un triple héritage qui s’inscrit non seulement dans la culture managériale, mais aussi dans l’organisation du travail et qui a laissé des traces difficiles à effacer. Pourtant, dans une société faite d’incertitudes et de complexité, où l’environnement de travail est de plus en plus tendu, les relations sociales, bâties sur une confiance élevée, la sécurité psychologique et l’intelligence collective, sont le socle de la performance organisationnelle.

« Quand on considère ces écosystèmes qui sont les organisations de travail, quand on mesure leurs impacts psychologiques, on demande que les systèmes soient plus résilients, et pour qu’ils soient plus résilients, il faut qu’ils soient davantage fondés sur la coopération » souligne Bruno Roche, philosophe et directeur du Collège Supérieur dans un ouvrage intitulé L’art de coopérer, manager l’entreprise de demain.

Tendre vers une coopération décomplexée

Coopérer ? De quoi parle-t-on ? Pour comprendre, revenons à la nature même du travail, le travail réel, celui qui produit la valeur économique tel que décrit par Pierre-Yves Gomez, professeur à emlyon business school où il dirige l’Institut français de gouvernement des entreprises, dans son livre Le travail invisible, enquête sur une disparition.

Pour Pierre-Yves Gomez, le travail humain est une représentation en trois dimensions : « il est subjectif puisqu’il est toujours réalisé par un sujet singulier, quelqu’un qui travaille ; il est objectif car il produit un objet, un service, dont l’utilité et l’usage sont reconnus par d’autres (clients, collaborateurs, société) ; il est collectif parce que tout travail suppose une collaboration ou une coopération pour pouvoir produire, on ne travaille jamais seul ».

Ce modèle permet de repérer des dysfonctionnements lorsqu’une des dimensions est exacerbée au détriment des autres. On comprend alors aisément que si l’on néglige l’expérience collective du travail, et si l’on ne prend pas soin de la communauté sociale dans laquelle il s’inscrit, on diminue nécessairement son impact.

Alors collaboration ou coopération ? Et bien les deux. Car viser la collaboration, c’est penser à l’équipe d’abord. La collaboration au travail, c’est l’acte de travailler ensemble pour un objectif commun, grâce à des règles de fonctionnement partagées et une confiance affirmée. Alors que viser la coopération, c’est penser à l’entreprise d’abord. La coopération adresse d’autres leviers que sont le sens : pourquoi nous travaillons ensemble ; les valeurs communes aux parties prenantes de l’organisation et enfin, la fierté d’appartenance. Parfois, c’est la collaboration qui doit être renforcée, parfois c’est la coopération. Et toutes deux doivent être en interaction permanente pour susciter la meilleure dynamique collective possible.

Pour Sylvia Di Pasquale, rédactrice en chef de Cadremploi : « Le confinement a révélé qu’il était ainsi possible de coopérer autrement – plus sainement – depuis sa cuisine via les outils numériques. Cette coopération, entraide et horizontalité dont on nous rebat les powerpoints, est encore et toujours en chantier. Mais les enseignements du confinement pourraient bien permettre aux managers de garder de bons réflexes en surveillant les « angles morts de la productivité ».

La crise du Covid-19 a été le théâtre de multiples ajustements destinés à assurer la continuité de l’activité économique. Les coopérations non prescrites qui s’y sont déroulées ont permis aux systèmes de fonctionner, même en situation critique. C’est tout particulièrement durant ces situations difficiles que les actes de solidarité sont les plus forts et la coopération décomplexée.

La mission du management, top managers en tête, consiste donc à encourager la collaboration et la coopération au sein des équipes. Car cette expérience collective du travail se construit à partir des multiples liens humains qui se tissent, à la fois complexes et fabuleux, quand on prend conscience de l’ensemble des interactions qui ont favorisé la production d’un produit ou d’un service. Le fruit d’un travail dont la qualité dépend directement de la qualité des relations qui y ont contribué. Et c’est là que le bât blesse bien souvent !

Faciliter le passage des ego-systèmes à des éco-systèmes

Comment susciter une collaboration ou une coopération sincère et efficace ? En premier lieu, il faut créer le contexte. Cela impose de sortir d’une culture managériale qui valorise la performance individuelle en développant des d’objectifs collectifs. Le temps de la compétition entre collaborateurs est terminé, les managers doivent montrer l’exemple à leur échelle en s’inscrivant dans une dynamique de collaboration et de coopération avec leurs homologues. Pour créer le contexte, il s’agit également de donner du sens car la coopération ne s’impose pas, elle s’invite. Et le premier fondement de la coopération est le partage d’un objectif commun, une œuvre à bâtir ensemble, une aventure à vivre en équipe. Cette œuvre commune donne une finalité que l’on peut célébrer. Une réussite collective dans laquelle chacun se reconnaît, dans laquelle chacun identifie sa contribution, exprime ses talents, développe ses compétences, exerce ses responsabilités… Car dans chaque réussite collective, se dévoile une réussite individuelle. Cette œuvre commune va renforcer un lien essentiel à la coopération, le lien de confiance. La confiance doit être un prérequis en entreprise. Elle engage et favorise naturellement la coopération entre les collaborateurs dans le sens où elle donne une vision positive et optimiste de l’avenir. La confiance libère le dialogue au sein du collectif et ouvre des perspectives d’innovation et de performance. [à lire aussi : Le sens de la coopération. Poursuivre un bien commun]

Pour permettre à cette confiance de s’installer, chacun va devoir investir son « savoir être », être à l’affût des émotions, les siennes et celles de ses collègues ou collaborateurs. Si les émotions ont longtemps été reléguées à la sphère personnelle, il n’est plus à prouver que le contexte émotionnel en entreprise a un lien direct avec l’engagement et la performance des individus. L’entreprise évolue dans un monde complexe et changeant, voire violent. Une violence économique, psychologique et sociale, comme nous la vivons aujourd’hui, à la sortie de cette crise sanitaire. Dans ce contexte, l’intelligence émotionnelle prend tout son sens.

Le modèle d’intelligence émotionnelle adapté par le psychologue américain Daniel Goleman à la vie au travail se décline en cinq dimensions et vingt-cinq compétences :

L’intelligence émotionnelle est notre GPS ! Nous devons apprendre à en décoder les signaux pour mieux mieux vivre au quotidien, à titre individuel en améliorant notre gestion du stress, notre attention, la résolution de problèmes… Et à titre collectif, pour entretenir des relations plus saines et sereines avec ses collègues. Ainsi, elle facilite la communication, la collaboration, la cohésion et favorise un environnement de travail respectueux et ouvert aux transformations.

Dans son ouvrage Les communautés d’apprentissage, Apprendre ensemble à l’ère numérique, le chercheur Denis Cristol partage la théorie d’Otto Scharmer, maître de conférences à la Sloan School of Management du MIT, selon laquelle transformer la société exige une haute qualité relationnelle et de nombreuses aptitudes sociales : « il s'agit pour lui de faciliter le passage des ego-systèmes à des éco-systèmes prenant mieux en compte l’environnement et les besoins sociaux de chacun ».

Cette haute qualité relationnelle requise pour favoriser une bonne collaboration et coopération nécessite une pratique régulière de l’écoute, de ses propres besoins comme des besoins de ses interlocuteurs. Elle nécessite également la pratique de la discussion et du dialogue. Deux modes de conversation complémentaires et puissants lorsqu’ils sont en synergie.

Passer de la discussion au dialogue !

Une équipe qui veut apprendre à collaborer et coopérer de façon efficace doit savoir passer de la discussion au dialogue et inversement, tout en connaissant bien les différences entre les deux en matière de règles du jeu comme d’objectifs.

Aujourd’hui, on pratique plus souvent la discussion que le dialogue dans les organisations. Dans son ouvrage La cinquième discipline, Peter Senge, professeur de management et directeur du Center for Organizational Learning (Centre pour les organisations apprenantes) du MIT définit la discussion comme « un jeu de ping-pong où la balle passe rapidement de l’un à l’autre ». Dans une discussion, des points de vue différents sont exposés et défendus. Le but du jeu est de « gagner » et que l’une des opinions soit acceptée par le groupe. Même si chacun prend en compte le point de vue des autres, il cherche toujours à faire prévaloir son opinion. Lorsqu’une équipe doit prendre une décision, c’est la discussion qui s’impose. Sur la base d’une analyse commune, les différents points de vue doivent être discutés et pondérés, et l’un d’entre eux choisi.

Pour Peter Senge : « Le dialogue est d’une nature très différente […], il fait circuler le « sens », un flot continu de significations allant de personne à personne, comme un fleuve qui coule entre deux rives. Par le dialogue, une équipe accède à un niveau de compréhension qu’un individu seul ne peut atteindre. […] Le dialogue permet aux individus d’observer leur propre façon de penser. […] C’est un jeu d’esprit qui repose sur la volonté de lancer de nouvelles idées, de les examiner, de les mettre à l’épreuve ».

Le dialogue est par essence divergent. Son but n’est pas de mettre les gens d’accord mais de mieux comprendre les enjeux complexes. Les retombées du dialogue sur les liens qui unissent les participants sont considérables. Une confiance mutuelle s’instaure et chacun apprend à exprimer son point de vue librement.

Peter Senge évoque trois conditions pour favoriser le dialogue :

« Un des principaux enseignements de l’art du dialogue est l’existence d’une pensée collective, d’un « réservoir de sens et d’intelligence » accessible seulement à une groupe ».

Peter Senge nous invite à aller chercher une vision plus large que celle des points de vue individuels. En permettant à chacun d’exposer au regard des autres son point de vue personnel sur la réalité et de voir la réalité de l’autre à travers ses propres yeux, il y a de fortes chances pour que nous découvrions quelque chose que nous n’avions vu ni l’un ni l’autre.

Faire des désaccords une opportunité de confronter nos angles de vue

Cette pensée créatrice, à la découverte de solutions auxquelles aucun individu n’aurait pensé par lui-même, naît d’un nombre important d’idées contradictoires. Le conflit devient dans ces conditions une composante essentielle du dialogue. La force d’une équipe porte ici sur sa capacité à générer puis maîtriser ces conflits d’idées. Une discipline qui impose d’apprendre à regarder la réalité en face, avec lucidité, tout en débusquant nos propres mécanismes de défense pour la masquer.

Car aujourd’hui encore, admettre que l’on peut se tromper ou mal connaître un problème est un aveu de faiblesse. En prenant conscience de ces mécanismes de défense activés par nos peurs de révéler nos faiblesses, voire nos erreurs, aux yeux de l’équipe, nous nous affranchissons de protections aveuglantes. Désamorçons ces routines défensives qui, derrière l’excuse de nous protéger du jugement des autres, brident notre énergie et fonctionnent comme des murs bloquant l’accès à la co-création d’idées nouvelles.

Changeons de modèle mental ! Libérons-nous de ces routines défensives qui infectent les individus et contaminent les organisations. Elles ne sont ni une fatalité, ni une distorsion acceptable de la nature humaine. Juste un héritage dont nous pouvons nous soulager. Et portons haut et fort le besoin de discuter entre égaux et de mettre le débat au-dessus de l’autorité. Plaçons la confiance mutuelle comme moteur du dialogue et permettons à la pensée collective de s’épanouir pour éprouver de nouvelles idées. Une œuvre à bâtir ensemble, dans une coopération décomplexée, où le « nous » et le « je » se rejoignent pour célébrer les réussites.

A l’heure du déconfinement, nous surfons sur un paradoxe. Si notre protection individuelle comme collective passe jusqu’à nouvel ordre par le port du masque, il est de la responsabilité des organisations de profiter de cette période de transition pour inviter leurs collaborateurs à « tomber les masques » ! Car le visage masqué porte sur lui l’image du risque et de l’incertitude. Il impose la distanciation sociale. Loin de moi l’idée d’inciter à l’abandon des masques de protection, mais plutôt d’aller explorer derrière ces barrières de protection…

Car derrière ces masques, se cachent des expériences variées de l’épreuve que nous a fait vivre le Covid-19 qu’il nous faut libérer. Les salariés ont certes eu l’occasion d’expérimenter de nouvelles façons de pratiquer leur travail ; pour autant, le contexte dans lequel ces expérimentations se sont déroulées, à marche forcée, a pu laisser des traces. Isolement, chômage partiel, travail « bricolé », sur un coin de table au milieu du salon et des enfants, avec un faible débit internet, un accès limité à certaines données… Les équipes ont « tenu le coup » et « relevé le défi » pour reprendre certaines expressions qui remontent du confinement. Mais à quel prix !

A l’heure où les collaborateurs reprennent doucement le chemin de l’entreprise, il semble illusoire d’essayer de laisser cette crise derrière soi comme un mauvais souvenir, tant elle a bouleversé notre réalité de vie et de travail. Au contraire, il est temps de transformer notre vécu en mots et de verbaliser l’éventail d’émotions qui nous ont gagnées pendant cette période de confinement. Un temps pour libérer la parole et écouter les besoins de chacun à l’issue de ce « stress test », comme l’a formulé Catherine Joly, directrice de l’exploitation du cabinet Chappuis Halder & Co.

« L'expérience du Covid-19 a été le « stress test » que nul n'aurait jamais imaginé, une plongée sans préparation dans le monde digitalisé de l'entreprise. »

Une transition pour s’interroger et apprendre

Sans empiéter sur le débat du « monde d’après », il me semble pertinent d’investir pleinement la période de transition actuelle. La zone grise que nous traversons aujourd’hui est une étape cruciale de cicatrisation et d’apprentissage pour nos systèmes humains et organisationnels, particulièrement traumatisés par la crise. Trop d’entreprises semblent pressées de tourner la page pour relancer leurs activités et préparer la reprise. Car cette préparation de la reprise doit prendre en compte les dégâts causés par le Covid-19. Dresser le bilan de ce que l’on a perdu et de ce que l’on a gagné individuellement et collectivement à travers cette épreuve. Tirer les enseignements de ce qui a fonctionné et de ce qui ne fonctionne plus aujourd’hui dans nos pratiques de travail. Reconnecter les collaborateurs et retisser les liens qui, au mieux se sont distendus pendant la période du confinement, au pire ont disparu bel et bien. Ces liens rompus au niveau managérial mettront du temps et nécessiteront beaucoup de dialogue pour se renouer.

Car il ne faut pas négliger que cette impressionnante adaptation des équipes pour soutenir l’activité des organisations a nécessité d’aller puiser profondément dans les ressources de chacun. En quelques jours, la grande majorité d’entre-nous a dû mobiliser son énergie pour sortir de sa zone de confort, se jeter à l’eau pour s’approprier de nouveaux outils, de nouvelles pratiques… dans un isolement plus ou moins soutenable en fonction de sa situation professionnelle comme personnelle.

C’est sur le terrain du dialogue que l’on pourra explorer les impacts de la crise sur les acteurs de l’entreprise. Un dialogue ouvert et sincère où chacun pourra témoigner librement et en toute sécurité pour confronter sa réalité vivante du travail pendant le confinement. Un dialogue horizontal en confiance au sein des équipes et avec le management pour laisser s’exprimer les émotions et les besoins non servis. Un dialogue constructif pour questionner nos anciens modèles, les reconsidérer et les réajuster pour imaginer d’autres alternatives.

Comme le souligne le philosophe et conseil en identité narrative Philippe Nassif : « La parole échangée est notre oxygène, et elle est notre véhicule. Elle nous précède et elle nous enveloppe. Elle nous restaure et elle nous transforme. »

©RashonMusik

Cette transition, faite d’écoute et de dialogue, est une occasion unique de regarder la réalité sous différents angles et de développer la capacité des individus et des entreprises à identifier les défis essentiels sur lesquels construire la relance.

Pour l'entrepreneur Patrick Lévy-Waitz, également président de la fondation Travailler Autrement : « Il faut identifier impérativement les combats décisifs, quitte à abandonner nos habitus. Les transitions à venir en sont une opportunité unique : saisissons-la ! »

Dans le dialogue, explorer la vérité sur les situations vécues

Pour identifier les défis dans lesquels cette crise nous a projetés, nous devons prendre le temps d’observer les processus de changement qui se sont opérés en réaction au confinement et aller chercher des réponses nouvelles. Peter Senge, professeur de management et directeur du Center for Organizational Learning (Centre pour les organisations apprenantes) du MIT, nous invite à voir la réalité de tous les jours comme un tremplin plutôt que comme un obstacle et utiliser les forces du changement au lieu de leur résister. Apprendre à nous fier à nos observations plutôt qu’à notre conception de la réalité, nos a priori. Pour reprendre la métaphore de l’arbre et de la forêt, nous devons regarder au-delà des problèmes immédiats générés par le Covid-19 et prendre un peu de recul sur la situation vécue pour en cerner l’essentiel.

Comme l’exprime très simplement Peter Senge, dans son ouvrage La cinquième discipline : « Ce dont nous avons le plus besoin c’est de savoir identifier ce qui est important de ce qui ne l’est pas, les données sur lesquelles se concentrer et celles qui ne le nécessitent pas – et de le réaliser de manière à ce que cela aide les équipes à développer une compréhension commune. »

Cette prise de recul est nécessaire pour avoir une vision élargie permettant de faire émerger les représentations d’un futur souhaitable, commun à tous, qui suscitera adhésion et engagement. Pour créer cette « tension créatrice » décrite par Peter Senge, entre la vision d’ensemble et l’analyse lucide de la réalité, nous devons apprendre à poser les bonnes questions. Dépasser l’urgence de trouver des solutions immédiates, au risque de passer à côté des vrais problèmes, cachés derrière les « petits détails » du quotidien. Changer de posture pour sonder les profondeurs de la réalité en questionnant toutes les dimensions de cette réalité.

Une posture que le chercheur François Taddeï décrit ainsi, dans son dernier ouvrage Apprendre au XXIe siècle : « Cesser de penser en ingénieur et apprendre à penser en chercheur. Le premier cherche une solution ; le second cherche la bonne question. Le premier se désole quand une expérience dysfonctionne ; le second s’en réjouit, dès lors que ce dysfonctionnement est inédit – cela signifie qu’il est en présence de nouveaux possibles, qu’il va pouvoir labourer de nouveau champs de savoir. »

Adopter une posture de chercheur pour apprendre à (se) poser les bonnes questions

Notre capacité à se mettre à la place de l’autre, base de l’empathie, à regarder la réalité sous différents angles, de manière multidimensionnelle, est le socle de cette posture de chercheur. Frédéric Falisse, le coach et formateur qui a théorisé l’art de poser des questions : la « questiologie », en a fait le socle de sa technique. La discipline qu’il a développée ambitionne d’éveiller notre intelligence à interroger de façon pertinente, dans le but de découvrir de nouvelles possibilités, de nouvelles perspectives de développement personnel, relationnel ou professionnel. Poser des questions pour réfléchir et éduquer. Il a constaté que dans notre quotidien, nous n’exploitons que 15% des questions possibles. Tout simplement car lorsque nous posons des questions, nous cherchons avant tout à obtenir des informations qui confirment notre vision du monde et notre perception d’une situation.

Pour expliquer sa théorie, il cite la formule d’Einstein : « Si j’avais une heure pour résoudre un problème dont ma vie dépendait, je passerais les 55 premières minutes à chercher la meilleure question à me poser, et lorsque je l’aurais trouvée, il me suffirait de 5 minutes pour y répondre ».

Pour appréhender la « questiologie », Frédéric Falisse nous invite à nous mettre dans la peau de celui à qui nous posons la question en lui proposant de prendre une certaine posture. Dans la posture d’acteur, il s’interroge sur sa participation. En tant qu’observateur, il regarde ce qui se passe. En prenant une posture introspective, il réfléchit à ce qu’il ressent. Et enfin, en prise de recul, il se projette par rapport à la situation.

Tout se joue dans la qualité des questions. En coaching, on les appelle les « questions puissantes ». Des questions qui ont le pouvoir de nous faire cheminer. Partant du principe que si nous ne trouvons pas de solution à un problème, c’est que nous ne cherchons pas au bon endroit. Les meilleures questions nous amènent donc à nous décentrer de nos certitudes, et sont ouvertes pour laisser la place au silence et ouvrir sur nos ressources intérieures profondes.

J’ai eu l’occasion d’expérimenter une technique particulièrement efficace pour cheminer dans son questionnement avec l’appui du collectif : « De la question brûlante à la question puissante ». L’exercice consiste en un dialogue de questions ouvertes, qui fait progresser la réflexion à partir d’une question de départ. Dans cet échange, aucune solution n’est proposée par le groupe, juste des portes qui ouvrent sur d'autres points de vue en lien avec la question initiale. Très rapidement, la reformulation de nouvelles questions nous permet d’entrevoir la problématique de départ sous un autre angle et d’envisager de nouvelles possibilités.

En invitant leurs collaborateurs à « tomber les masques » et à questionner leurs représentations de la réalité en confinement, à la croisée de leurs postures d’acteur, d’observateur, en introspection et en prise de recul, les entreprises s’ouvrent à l’exploration d’une vision élargie sur laquelle construire la relance de leur activité. Et elles se positionnent ainsi en organisations apprenantes capables de tirer parti des processus de changement qui les impactent pour répondre aux grands défis à venir.

Quelques lectures inspirantes
LES ECHOS - L'entreprise d'après, ses promesses et ses défis
LE FIGARO - Patrick Lévy-Waitz, entrepreneur :
« Attention au mythe de la seule industrie
lourde, modèle 20e siècle »
L'ADN - Les managers doivent-ils devenir des artisans de la conversation ?

Tiraillés, désorientés… les adjectifs sont nombreux pour traduire l’impact du déconfinement à venir, sur notre rapport au travail. Entre la perspective d’un retour au bureau, avec son lot de contraintes logistiques dans un contexte inédit de distanciation sociale et d’incertitudes : reprise de l’école, accès aux transports en commun, retour en open space, réunions en présentiel… et le maintien à domicile où une nouvelle réalité de travail s’est installée, tant sur le plan matériel que de l’organisation, pour beaucoup d’entre nous, la balance penche naturellement du côté de l’alternative rassurante du télétravail. Petit retour en arrière pour bien cerner la situation…

L’annonce du confinement à la mi-mars, à la fois prévisible et crainte, provoque sidération et chaos dans les organisations. Entre l’obligation de stopper certaines activités avec des mesures de chômage partiel à mettre en œuvre, et la poursuite du travail à coordonner, avec des sites de production à sécuriser et le déploiement massif du télétravail à marche forcée, les deux dernières semaines de mars ont mobilisé des trésors d’agilité et de créativité des équipes dans les entreprises. Une période de dérèglement s’ouvre alors, qui entraîne pour tout un chacun l’obligation de s’ajuster à de nouvelles règles de fonctionnement et à sortir de sa zone de confort. Une situation exceptionnelle qui va chercher profondément dans nos ressources adaptatives et face à laquelle nous ne sommes pas égaux. Elle provoque pour certains des postures de blocage et de résistance confortées par la durabilité des incertitudes, alors que pour d’autres, on assiste à un déblocage de potentiels et le développement de nouvelles possibilités. Cette phase d’apprentissage, qu’elle soit vécue positivement ou négativement, est déterminante pour s’engager dans le plan de déconfinement partiel annoncé à partir du 11 mai.

Car c’est à ce stade que les tiraillements se font les plus forts, notamment pour les collaborateurs qui ont quitté leur bureau le 16 mars dernier et qui depuis ont eu le temps de prendre leurs marques à leur domicile. Même si, pour la grande majorité d’entre eux, il a fallu au moins deux semaines pour organiser leur espace de travail, récupérer du matériel informatique, organiser les journées entre le temps consacré aux enfants, aux repas et au travail… ; après plus d’un mois, une nouvelle réalité, comme une forme de routine, s’est installée. Un cadre familier et sécurisant, bien que souvent précaire, chez soi, qui tranche avec les inconnues qui planent encore sur les conditions d’un retour au bureau, au-dehors.

Alors que le gouvernement a expressément demandé aux entreprises de maintenir le télétravail après le 11 mai, partout où c’est possible, au moins dans les trois prochaines semaines. Et que la pratique des horaires décalés est encouragée pour les personnes qui ne pourront pas télétravailler. Quelle perspective nous donne ce plongeon forcé dans les nouvelles formes de travail ?

Une accélération des transformations en mode « survie »

Aujourd’hui en confinement, 33% des salariés travaillent à leur domicile alors que seulement 6,6% étaient en télétravail avant la crise du Covid-19. Une continuité de travail qui tient plus du bricolage que du télétravail, certes ! Il peut d’ailleurs être utile de rappeler que la notion de « télétravail » est très normée en France. Si un salarié a l’opportunité de travailler à distance de son entreprise avec l’accord verbal de son employeur, il n’est pas techniquement en télétravail sauf à l’avoir formalisé contractuellement en précisant les conditions d’exécution du télétravail (jours, plages horaires…). Mais ne jouons pas sur les mots ! A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Et ce contexte que vivent actuellement au moins 8 millions de salariés, selon le ministère du Travail, s’apparente bien au télétravail, qu’il soit contraint, confiné, bricolé... Jusqu’ici, beaucoup d’entreprises n’avaient pas pris la mesure de ce qu’était le télétravail. Perçu comme un palliatif à une activité en présentiel, il n’était pas du tout pensé comme une nouvelle manière de pratiquer le travail. Il semble que cette perception soit en train de changer à l’épreuve du réel. Même les plus réfractaires, du côté des salariés, semblent avoir pris goût à l’exercice. Certains dirigeants y voient aussi un moyen de décrocher de leur quotidien bousculé pour échafauder des stratégies et construire des projets dans le calme de leur foyer. Quant aux entreprises, plutôt récalcitrantes, certaines études montrent que le travail à distance pourrait devenir la norme à mesure qu’elles se rendent compte qu'elles peuvent être aussi efficaces tout en économisant de l'argent sur l'immobilier commercial.

Et ce n’est qu’un début… Les effets collatéraux du travail à distance sont nombreux. Que dire de la démocratisation des outils numériques de visioconférence ou de webinar, de l’accélération de la dématérialisation de la relation clients et fournisseurs ? La transformation digitale, encore à la peine dans nombre de PME, est passée à la vitesse supérieure pour maintenir l’activité à distance. On a sorti les projets des tiroirs pour les déployer dans l’urgence, parfois même en profitant du confinement pour former les salariés à ces nouveaux outils, en distanciel, bien sûr !

C’est dire si tous les acteurs de l’entreprise ont su faire preuve de réactivité, d’adaptabilité, de créativité, voire de solidarité en s’épaulant pour se concentrer sur des missions vitales. Une situation inédite qui a mis tous les échelons de l’organisation, des dirigeants aux collaborateurs, en passant par les managers de proximité, dans une posture d’apprentissage inégalée. Chacun a été amené à revoir ses croyances, son périmètre d’intervention, ses modes de fonctionnement, pour les ajuster et trouver sa place dans cette nouvelle réalité. Un tournant dans l’organisation du travail qui a fait émerger un nouveau « patrimoine de compétences » sur lequel les entreprises devront capitaliser.

La question du management est également au cœur de ce grand chantier de transformations ouvert par la crise du Covid-19. Car pour maintenir la mobilisation des équipes, il a fallu être à l’écoute et prendre en compte les besoins individuels des uns et des autres. Et surtout, à travers l’autonomie libérée par le télétravail, les managers ont dû apprendre à faire confiance à leurs collaborateurs. Apprendre à laisser leurs talents s’exprimer en dehors d’un cadre contrôlant. Et adopter une posture de soutien et de créateur de liens pour maintenir le sens et la cohésion au quotidien.

Après avoir expérimenté le télétravail, à l’heure du déconfinement, les entreprises sont invitées par le gouvernement à pratiquer les horaires décalés afin d’éviter à leurs collaborateurs la promiscuité dans les transports en commun, notamment dans les grandes villes. Indépendamment des métiers nécessitant un travail de nuit et le week-end, coutumiers de cette pratique, ce test à grande échelle peut constituer une réelle ouverture pour des salariés qui aux « heures de bureau » sont systématiquement confrontés aux bouchons et bousculades dans les transports. Une opportunité de mesurer la compatibilité de leur mission avec un travail en décalage de temps avec leurs collègues.

Cette accélération des transformations qui saute aux yeux est éclairante sur un point : « en temps de crise, on n’attend pas le changement mais on saisit l’opportunité des nouvelles conditions de l’action pour le créer. »

Le « futur du travail », c’est maintenant !

Regardons le côté positif, cette épidémie du Covid-19, a contraint les individus à activer leur esprit critique et leur créativité pour ajuster leurs connaissances et contribuer à assurer, à leur échelle, la continuité de l’activité économique. A l’échelle des organisations, la crise a favorisé le déploiement d’un terrain d’expérimentation exceptionnel sur les nouvelles pratiques de travail et engagé les entreprises dans une transition que l’on peut entrevoir comme progressive, mais durable.

Comme le souligne Vincent Berthelot, consultant RH auprès des entreprises : « Ce formidable travail d’ajustement mutuel va nous faire gagner plusieurs années dans l’évolution des relations et modes de travail tant du point de vue du style de management, du sens du travail que de l’expérience salarié. Nul doute que les managers qui auront réussi avec leurs équipes à assurer une continuité dans le travail seront les premiers bâtisseurs de l’entreprise de demain basée sur la confiance, les compétences et l’engagement des salariés. »

Comment imaginer que les semaines cumulées de confinement puis de déconfinement n’auront pas marqué de leur empreinte notre vision individuelle et collective du travail. Que cette expérience ait été vécue positivement ou négativement, elle appelle nécessairement un changement.

« Il s’est passé trop de choses pour que tout revienne comme avant » souligne Philippe Silberzahn, professeur à emlyon business school et co-auteur de l’ouvrage Stratégie Modèle Mental. « Ce monde d’aujourd’hui va changer, ni révolution, ni retour en arrière, et il faut le construire. »

Et pour construire le monde d’aujourd’hui, nous allons devoir mobiliser beaucoup d’énergie et d’enthousiasme. Un simple effort de relance ne suffira pas. Les entreprises auront la responsabilité d’investir pleinement ces territoires d’engagement que sont le management et l’organisation pour permettre à leurs collaborateurs de transformer l’épreuve qu’ils viennent de traverser en expérience dont chacun pourra tirer du positif. Pour commencer ce travail de construction, un temps de prise de recul s’impose. Un temps pour libérer la parole et écouter les besoins de chacun. Un temps pour permettre au collectif de se retrouver et à la coopération de reprendre corps sereinement. C’est sur le terrain de l’échange que l’on pourra explorer les impacts de la crise et tirer les enseignements sur ce qui a fonctionné et ce qui ne fonctionne plus. Reconsidérer et réajuster nos anciens modèles pour imaginer d’autres alternatives. Et enfin, accepter de désinvestir le superflu et de se recentrer sur l’essentiel.

Nous pouvons aussi apprendre du formidable élan d’intelligence collective qui galvanise les milieux scientifiques du monde entier pour circonscrire l’épidémie de Covid-19. Une communauté massive aux compétences variées s’est mobilisée pour partager la connaissance : accès gratuit aux publications, plateformes ouvertes de travail collaboratif, équipes auto-organisées… Les entreprises de leur côté n’ont pas hésité à se mettre en réseau pour innover et répondre à l’urgence sanitaire. Des partenariats qui pourraient survivre à la crise et donner lieu à de nouvelles coopérations, généreuses et inspirantes, pour construire ce monde qui donne du sens et parle à nos valeurs.

Quelques lectures inspirantes
COURRIER CADRES - Coronavirus, confinement et management : Ceci n’est pas du télétravail !
Blog de Philippe Silberzahn - La course à « l’après » coronavirus: Le festival des lampadaires est ouvert
CADRE & DIRIGEANT MAGAZINE - Dépasser la crise COVID 19 en s’appuyant sur la dynamique et la puissance des équipes
FORBES - Télétravail Et Confinement : Dessiner Le Travail De Demain
THE CONVERSATION - Comment le coronavirus a réveillé l’intelligence collective mondiale

A mi-chemin du confinement imposé par l’épidémie COVID-19, une question s’impose. Qu’avons-nous appris de ce séisme qui touche de façon systémique tous les piliers de notre vie : santé, famille, travail, nourriture, loisirs… ?

Un questionnement fortement inspiré des ouvrages qui ont accompagné mon confinement. Car j’ai amorcé ma quarantaine avec la lecture du dernier ouvrage de François Taddeï, Apprendre au XXIème siècle, au sous-titre évocateur : Révolutionner nos apprentissages pour faire face aux défis de demain… Je ne pouvais que poursuivre ma réflexion avec la lecture du classique du management de Peter Senge, La cinquième discipline. Un livre tellement d’actualité, qui nous apprenait il y a 25 ans déjà, lors de sa première édition, que « pour toute organisation, l’avantage concurrentiel durable se trouve dans la capacité à apprendre plus vite que la concurrence. »

Qu’avons-nous appris ? Je pose la question au présent, alors que le confinement se poursuit jusqu’au 11 mai, car la réflexion ne saura attendre que nous retrouvions la liberté d’agir à notre gré. Saisissons-nous de ce temps suspendu qui nous est offert pour observer, comprendre et expérimenter. Si nous attendons de reprendre le chemin du travail et le train-train habituel..., les urgences du quotidien nous renverront à la réalité d’avant le confinement. Comme un élastique qui revient systématiquement à son état de départ. Alors il sera trop tard pour se poser les bonnes questions, et construire à partir de cette nouvelle réalité qui émerge de la situation extrême que nous vivons aujourd’hui ! Comme l’illustre très bien François Taddeï, en sa qualité de biologiste : « Les virus ont quasiment toujours un temps d’avance sur les systèmes de protection ».

Quand le confinement s’impose, pas d’autre choix que de s’adapter

La vie nous soumet à des épreuves qui peuvent être violentes. Ces chocs font bouger nos lignes et remettent en question nos certitudes. Ils créent une sorte de séisme intérieur qui irradie jusqu’à l’extérieur et bouscule notre écosystème. L'épreuve que nous traversons aujourd'hui est d'autant plus rare qu'elle se déploie à une très grand échelle et touche dans un même temps le monde tout entier. Une épidémie qui marque non seulement les corps, mais aussi les esprits. Car la rupture de nos routines et la réduction de nos contacts sociaux occasionnent frustration, ennui et un sentiment profond d'isolement du reste du monde.

Après trois semaines de confinement, j’ai trouvé ma fille de 18 ans complètement abattue alors qu’elle venait de réaliser qu’elle ne ressentait plus de sentiment de manque vis-à-vis de son petit ami qu’elle n’avait pas revu depuis le début de la quarantaine. Comme si ses sentiments pour son amoureux avaient été mis en veille pour éviter de trop souffrir de la séparation imposée. Il est question-là du fonctionnement adaptatif qui nous permet de vivre en nous adaptant aux exigences et aux contraintes de notre environnement.

Ces comportements d’adaptation évoluent avec l’âge, avec l’apprentissage et selon l’expérience accumulée, permettant à l’individu d’atteindre un certain niveau d’autonomie. Le fonctionnement adaptatif peut également être positivement ou négativement influencé par différents facteurs tels que l’éducation, la personnalité, l’expérience, la motivation, les possibilités socioprofessionnelles.

Nous ne sommes pas égaux dans la gestion de cette crise qui altère notre rapport au temps, aux événements, à la famille, au travail, aux autres d’une manière générale…, notre rapport à la réalité en quelques sortes.

« Le confinement, c'est une amputation de la réalité, qui remet en cause bien des fonctionnements de nos sociétés. » Boris Cyrulnik

Le confinement nous révèle un nouvel angle de vue de notre réalité

A peine deux semaines après le début du confinement, une amie manager en télétravail partageait la perte de sens qu’elle ressentait face à l’état d’urgence déployé dans son entreprise pour maintenir l’activité économique. Elle exprimait un besoin impérieux, dans cette nouvelle perspective de sa mission, de prendre de la hauteur par rapport à ses habitudes de travail et allait même jusqu’à remettre en question sont engagement professionnel. D’ailleurs, cette réaction extrême la mettait dans une grande confusion. Après réflexion, j’ai compris qu’elle était confrontée à deux réalités de vie qui se percutaient. L’ancienne réalité, avant le confinement, emprunte de superficialité, et la nouvelle, à l’épreuve du confinement, centrée sur l’essentiel. En conséquence, elle cherchait à ajuster sa compréhension de cette « nouvelle » réalité dans son rapport au travail. Être soudainement confronté à la futilité de certains piliers de notre existence provoque nécessairement confusion et amertume.

Pour Boris Cyrulnik, « C’est l’occasion de prendre durablement conscience de ces vérités humaines que nous connaissons tous, mais qui sont refoulées dans notre subconscient : que l’amour, l’amitié, la communion, la solidarité sont ce qui font la qualité de la vie. »

Si le confinement est une protection physique nécessaire pour la survie, elle constitue en même temps une redoutable agression psychique. Pour atténuer les troubles du confinement liés à cette distanciation sociale, Boris Cyrulnik nous invite à prendre en compte dans notre quotidien trois dimensions : l'action, l'affection et la réflexion. Avoir une discipline d’action consiste à bouger au moins une heure par jour pour sécréter des endorphines et percevoir un sentiment de bien-être. L’affection est l’occasion de déclarer notre attachement à nos proches et de renforcer les liens. Quant à la réflexion, c’est une plongée intérieure, favorisée par la lecture, l’écriture, la méditation…, qui nous permet de retrouver de la liberté et des ressources qui aideront à la résilience.

« L’arrivée de ce virus doit nous rappeler que l’incertitude reste un élément inexpugnable de la condition humaine. […] Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille… » Edgar Morin

Dans ces périodes de crise qui s’inscrivent dans la durée avec leur lot d’incertitudes, des réalités inhibées se révèlent et on assiste à un déblocage de ressources jusqu’alors inexploitées. Des ressources qu’il nous revient de cultiver pour trouver matière à s’adapter. Cette nouvelle réalité qui s’installe dans le temps avec la prolongation du confinement, nous sort de notre zone de confort. Un bouleversement de notre quotidien ordinaire qui peut donner lieu à deux types de réactions.

La crise, génératrice de perturbations et de désordres, peut favoriser la manifestation de comportements de rejet et la recherche de boucs émissaires. Comme le décrit le syndrome « l’ennemi est au-dehors », qu’évoque Peter Senge pour justifier qu’il y a chez chacun d’entre nous « une propension à trouver quelqu’un ou quelque chose à blâmer quand cela ne va pas ». Comme si la perfection nous était due et l’erreur impardonnable. Un phénomène exacerbé par la contrainte du confinement que certains peuvent vivre comme un schéma inversé du Huis Clos de Jean-Paul Sartre. La distanciation sociale nous extrait d’un environnement menaçant où l’Autre est synonyme de danger pour mieux nous replier dans un entre-soi rassurant.

Face à ce système complexe dans lequel nous enferme la crise, une autre réponse est d’activer notre esprit critique et notre créativité pour ajuster nos connaissances à cette nouvelle réalité et développer des comportements adaptés. Nous pouvons apprendre de ces perturbations et désordres comment percevoir les développements possibles ou souhaitables. Comme nous y invite Peter Senge, il s’agit « d’utiliser les forces du changement au lieu de leur résister. » Et apprendre à désapprendre les anciens modèles. Accepter d’être perturbé par cette nouvelle réalité et finalement être disposé à changer notre mode de pensée. Et profiter de cette épidémie, où la préservation de l’humain est au centre des préoccupations, pour transformer nos milieux de confinement en espaces de liberté propices à l’observation, l’imagination, la création, l’expérimentation… Un espace où l’erreur est non seulement un droit mais surtout une responsabilité.

« À chaque épidémie, ou catastrophe naturelle, il y a eu changement culturel. Après le trauma, on est obligé de découvrir de nouvelles règles, de nouvelles manières de vivre ensemble. » Boris Cyrulnik

En période d’incertitude, apprendre à se poser les bonnes questions

Pour François Taddeï, « Dans un monde en mouvement, l’immobilisme est une régression ».

Et si nous faisions de cette contrainte au repli sur soi et de ce recentrage sur l’essentiel une formidable opportunité de se connaître soi-même. De s’interroger sur ce que nous sommes et la place que nous avons envie d’occuper dans ce monde qui évolue toujours plus vite. Cette période de confinement est non seulement utile pour revoir le juste équilibre que nous accordons à nos vies personnelle et professionnelle, mais elle est aussi l’occasion de mettre à profit cette obligation à vivre en autonomie pour pratiquer des activités qui ont du sens pour nous et nous apportent du plaisir. Certains vont s’adonner au bricolage ou à la pâtisserie, d’autres à la lecture, à la peinture ou à l’écriture. Des activités dans lesquelles nous allons trouver un épanouissement personnel et apprendre, en testant de nouvelles recettes, en s’essayant à des travaux plus complexes, en apprenant de nouveaux points de couture…

« La recherche scientifique montre qu’on n’apprend jamais mieux que lorsque motivation et plaisir se nourrissent mutuellement » nous rappelle François Taddeï.

Ce temps suspendu est inespéré pour apprendre, notamment à travers ce formidable champ des possibles que nous offre le numérique. Outre la multitude de vidéos et autres tutos disponibles pour faire évoluer nos savoirs, nous voyons fleurir sur les réseaux sociaux pléthore de webinars dédiés au développement de nos savoir-faire et savoir-être. Ce décloisonnement des savoirs est une aubaine pour apprendre les uns des autres. Et devenir nous-mêmes des passeurs d’apprentissage. Je suis éblouie de constater combien nombre d’indépendants qui ont vu leur activité se réduire à néant pendant le confinement ont su se réinventer en transformant leurs accompagnements en formations numériques gratuites pour maintenir le lien avec leurs clients et déployer plus largement leurs connaissances. De nouvelles approches précieuses pour anticiper la sortie du confinement et préparer la reprise. Je ne parle pas ici de construire le monde d’après, mais d’assurer le monde d'aujourd’hui, porteur de nombreuses inconnues.

Comme le souligne François Taddeï : « Si nul ne sait comment le monde va changer, on sait au moins que la capacité à s’adapter au changement constituera une des compétences les plus précieuses. Celles et deux qui auront été initiés à cette forme d’intelligence auront de meilleures chances de s’en sortir. »

Alors apprenons ici et maintenant ! « Le futur est déjà là ; il n’est seulement pas réparti de manière équitable » assure Peter Senge. Apprenons à questionner notre réalité et à dépasser nos certitudes. C’est ce qu’avais compris Socrate : mieux vaut accepter le questionnement et l’incertain que de tenir pour vraies des certitudes qui n’en sont pas. Les chercheurs eux-mêmes savent que leurs certitudes sont par nature provisoires. Pour François Taddeï, « Nous sommes tous nés chercheurs ». Ce comportement est inné. « Notre développement cognitif dès le plus jeune âge procède de processus identiques à ceux que les scientifiques mettent en œuvre pour faire progresser le savoir ». Il nous faut retrouver cette posture de « chercheur » héritée de notre petite enfance, avoir le cran d’avouer notre ignorance et chercher les bonnes questions. Et accepter « qu’il n’y ait pas de réponse définitive à de bonnes questions ».

Dans cet immobilisme confiné, nous pouvons « réfléchir de manière multidimensionnelle » et regarder notre réalité sous des angles différents. « Si on ne connait qu’un système, on a du mal à en concevoir un autre, mais si on a eu l’occasion de voir d’autres manières de faire, on peut en imaginer toujours plus ». Cette gymnastique intellectuelle fait appel à une compétence essentielle : la capacité à se mettre à la place de l’autre, base de l’empathie. Une invitation à sortir du jugement pour essayer de trouver des solutions originales.

Nous pouvons également échanger sur ce que nous avons appris individuellement et collectivement avec le confinement, notamment sur nos modes de travail. Nous gagnerons à faire connaître ce que nous avons expérimenté pour nous inspirer les uns des autres et adopter les expériences vertueuses qui ont germé de cette crise. Car partager ces connaissances, c’est contribuer à créer une société plus apprenante.

Quelques lectures inspirantes
LA PROVENCE - Coronavirus - Boris Cyrulnik : « Il y aura des transformations profondes » 
CNRS LE JOURNAL - Edgar Morin: « Nous devons vivre avec l'incertitude »
THE CONVERSATION - Débat : Pour faire face aux crises, développons des « communautés apprenantes »
THE CONVERSATION - Qu’est-ce qu’une « crise » ?
THE CONVERSATION - Quelles leçons philosophiques tirer de la crise sanitaire ?
THE CONVERSATION - Penser l’après : En quoi Camus est-il indispensable pour nous aider à sortir de la crise ?

Avant-propos
A l’heure où je rédigeais cet article, fin février 2020, l’épidémie de Covid-19 semblait un phénomène distant pour bon nombre d’entre nous, aveuglés par nos préoccupations quotidiennes. Puis tout s’est accéléré. Emportés par une vague d’urgence, il nous a fallu revoir nos priorités, réorganiser nos activités, distendre nos relations, et accepter de suspendre le temps… Face à cette urgence qui nous étreint encore, distorsion entre la course immobile des confinés pour contenir l’évolution de l’épidémie et la course folle des soignants pour prendre en charge ses victimes, je reste étourdie. Alors, je choisis l’espoir et l’optimisme et je me prends à rêver… à la sortie de cette crise. En publiant cet article, sans en changer le moindre mot depuis son écriture, je prends le risque que tous ceux emprisonnés dans l’urgence du moment ne le lisent pas. Mais peut-être ne l’auraient-ils pas lu en temps normal ! Et je fonde l’espoir que tous ceux qui, comme moi, aspirent à rêver à demain, y trouvent matière à s’inspirer pour des jours meilleurs. Car il y est question de valeurs d’actualité, sécurité, excellence, respect et surtout d’humanisme… Bonne lecture.

J’ai découvert l’entreprise GGB au détour d’une newsletter, inspirée par l’objectif affiché par cette société industrielle, leader mondial dans la fabrication de paliers lisses hautes performances dont le siège français est basé à Annecy : « libérer le potentiel humain afin d’atteindre l’excellence ». Une raison d’être dont l’origine se trouve aux Etats-Unis, berceau d’un groupe industriel coté NYSE : EnPro Industries.

Pour bien comprendre comment une culture d’entreprise développée aux Etats-Unis peut trouver un ancrage local dans des sites de production implantés aux quatre coins du monde, je vous invite à un voyage entre l’Amérique du Nord et les bords du lac d’Annecy. Je vous invite à retracer les liens entre un groupe industriel comptant plus de 6 000 salariés dans le monde, EnPro Industries, et sa filiale, GGB France, un site de production regroupant près de 250 collaborateurs.

Une culture inspirée des standards industriels et portée par une figure humaniste

Revenons aux racines d’une posture made in EnPro Industries. Le groupe s’est structuré autour de valeurs répondant à la fois aux standards industriels internationaux et aux aspirations humanistes de ses dirigeants. Des valeurs contribuant au développement des possibilités de chaque collaborateur, pour atteindre l’excellence et établir des environnements de travail ouverts et créatifs, conformes aux normes de sécurité les plus élevées de l’industrie : la sécurité, l’excellence et le respect.

En introduisant une culture de la sécurité et de la santé dans ses valeurs de base, l’objectif d’EnPro est d’offrir à ses salariés les conditions de travail les plus sûres de l’industrie. Pour sa part, la quête d’excellence se reflète chaque jour dans la pratique des métiers du groupe, aux services client, production, commercial comme à l’innovation, pour construire une entreprise de premier ordre qui soit la meilleure en tout et partout. Enfin, pour EnPro, le respect va de pair avec le développement personnel des individus et des équipes, quelles que soient leurs origines, nationalités ou fonctions, favorisant ainsi la diversité et l’apprentissage entre pairs.

En 2012, cette culture s’est traduite par un mouvement baptisé Dual Bottom Line, porté par un CEO emblématique, Steve E. Macadam, et déployé au sein de chaque entreprise du groupe. Ce programme, basé sur un objectif de Double Résultat, accorde autant d’importance aux résultats financiers qu’aux réalisations et au bien-être de chaque salarié. Partant du constat que les collaborateurs centrés sur leur développement sont déterminés à atteindre l’excellence. Et par extension, que lorsque les salariés visent l’excellence, les résultats financiers de l’entreprise s’améliorent.

« Notre objectif est de créer pour nos employés un environnement propice à l’apprentissage, favorisant l’échange des connaissances et de l’information, afin de promouvoir l’indépendance et la liberté de pensée qui sont indispensables pour libérer le potentiel humain. » Extrait du site www.ggbearings.com

Au-delà d’un affichage très corporate de cette philosophie sur l’ensemble des sites entreprises du groupe, comment se décline-elle de façon très opérationnelle sur le terrain ? Comment ces valeurs trouvent-elles un terreau culturel propice à leur déploiement ?

Quittons les Etats-Unis et le groupe EnPro Industries pour s’immerger dans sa filiale française GGB France, au cœur du siège d’Annecy. Laetitia Bertin, responsable RH, est mon guide. Nous sommes vendredi soir en cette fin février 2020 et l’empreinte du groupe industriel mondial n’est pas loin… A peine passées les portes de l’entreprises, les valeurs mères s’invitent à mon rendez-vous. Sécurité oblige, un flacon de gel hydroalcoolique attend chaque visiteur à son arrivée. L’ombre lointaine du coronavirus plane sur l’entreprise dont le site GGB Suzhou en Chine vient tout juste de rouvrir pour reprendre progressivement son activité. Les valeurs de sécurité et de respect sont bien présentes, immédiatement visibles à mon arrivée. La sécurité est posée en responsabilité personnelle et partagée avec comme enjeu de veiller à son propre bien-être autant qu’à celui des autres.

Mais revenons au cœur du sujet qui m’a amenée à rencontrer Laetitia Bertin : comment s’y prend-on chez GGB France pour libérer le potentiel humain afin d’atteindre l’excellence ?

Une approche systémique de l’apprentissage

Le programme Dual Bottom Line est le socle d’un ensemble d’outils standardisés, une véritable Tool Box favorisant le partage de bonnes pratiques et l’apprentissage tout au long de la vie au service du développement personnel et professionnel de l’ensemble des collaborateurs.

Pour libérer le potentiel humain, la formation est un élément fondateur de la culture d’entreprise EnPro. Elle s’inscrit au cœur d’un système éducatif interne où chacun a la possibilité d’enseigner et d’apprendre des autres.

Dès leur recrutement, les salariés intègrent un plan de formation de deux jours, Building Our Workplace (BOW), pour les acculturer à l’esprit Dual Bottom Line. Depuis 2012, près de 6 000 salariés dans le monde ont ainsi été formés aux savoir-faire et savoir-être requis pour travailler dans les entreprises du groupe EnPro.

La fidélisation de la nouvelle génération d’ingénieurs d’application est au cœur des priorités avec le Strategic Workforce Development Application Engineer project. Ce programme en cours de développement vise à accompagner l’évolution de carrière et ainsi favoriser l’engagement de cette population clé pour GGB. Le projet s’articule autour de quatre grands enjeux. Tout d’abord la reconnaissance et la valorisation de cette catégorie de salariés. Ensuite, le développement de leur carrière et compétences dès l’onboarding à travers du mentorat, du coaching et des formations techniques, comme soft skills. Enfin, ce programme comprend l’animation d’une communauté dédiée aux ingénieurs d’application et la création d’une Leadership Team pour manager cette communauté.

Des modules de formation sont également proposés en interne comme en externe pour permettre à chaque salarié de construire sa carrière et de gérer son évolution au sein de l’entreprise, sur des thèmes très variés : comment bien communiquer, résoudre les conflits, développer l’esprit d’équipe ou encore affirmer son leadership.

Libérer les potentialités de chaque salarié

« La Tool Box nous apporte des réponses opérationnelles et éprouvées pour conduire avec succès le développement de nos collaborateurs. Toutefois, la liberté est donnée à chaque entité du groupe de déployer ces outils en les adaptant à sa propre culture pays » souligne Laetitia Bertin.

Cette notion de liberté est omniprésente dans la culture EnPro ; elle se matérialise à tous les échelons du groupe, au sein des entités comme des individus. Avec comme parti pris que les personnes au plus près du terrain et de l’activité sont les plus à même de définir les axes et les méthodes de travail. Une confiance est ainsi donnée aux individus leur permettant d’exercer leur autonomie et leur pouvoir d’agir, et de s’affirmer au travers de zones de responsabilisation.

« GGB donne à chaque employé la liberté de fixer ses propres objectifs et de décider de ce qu’il souhaite accomplir afin qu’il puisse se réaliser pleinement. » Extrait du site www.ggbearings.com

Chez GGB France comme dans les autres entités du groupe, c’est culturel, les salariés définissent leurs propres objectifs. Concrètement, en amont de l’entretien annuel, chaque collaborateur soumet à son manager les objectifs qu’il s’est défini pour l’année. Ces objectifs sont ensuite discutés et validés lors de l’entretien annuel. Une responsabilisation de l’ensemble des acteurs de l’entreprise qui a indéniablement fait son succès et participé à la création de gains à long terme.

C’est pourquoi, en 2020, avec sa démarche Better Works, GGB France a pris le parti d’abandonner les entretiens annuels au bénéfice de rencontres mensuelles orientées développement personnel. Ces conversations préparées par le collaborateur lui permettront chaque mois d’évoquer avec son manager ses réussites et ses points d’amélioration. Le pas suivant étant d’intégrer à ces échanges ouverts entre salariés et managers la dimension collective du travail, notamment au travers des objectifs d’équipe.

Une politique des petits pas vers le déploiement de l’intelligence collective

« Nous croyons qu’en développant un esprit de communauté, nous pouvons générer un degré d’engagement plus grand, maintenir un environnement ouvert à la discussion, et encourager une plus grande participation individuelle et collective dans les décisions journalières qui impactent notre activité. Privilégier la motivation, la prise de responsabilité et l’appropriation des projets, bénéficie autant à l’individu qu’à GGB. » Extrait du site www.ggbearings.com

La dimension communautaire chère au groupe mondial trouve son expression à travers des activités spécifiques à chaque pays, des challenges sportifs ou encore le soutien d’opérations caritatives. Pour Laetitia Bertin, cet esprit de communauté est moins adapté à la culture française qu’à d’autres nationalités. GGB France a donc choisi d’investir l’intelligence collective pour consolider une dynamique d’équipe porteuse d’innovations et d’amélioration continue, en s’appuyant sur les managers comme courroie de transmission.

Le déploiement de l’intelligence collective au sein de l’entreprise s’inscrit au plus haut niveau de la stratégie comme dans la diffusion de nouvelles façons de coopérer au sein des équipes opérationnelles à travers deux actions phares.

Le premier enjeu visait à associer un collectif de quarante managers à la co-construction du plan stratégique annuel avec le comité de direction. L’exercice, qui a consisté en année 1 à challenger les idées exposées par la Direction, s’est naturellement imposé comme une démarche vertueuse qui a permis d’aller plus loin en année 2, en invitant les managers à être davantage force de proposition sur les axes stratégiques à développer.

Pour Laetitia Bertin : « Nous avançons pas à pas, notre ambition étant d’aller plus loin avec ce collectif, dans un souci d’excellence et de performance, en élargissant cette réflexion stratégique aux collaborateurs. »

Aujourd’hui, GGB fait face à une population en fort renouvellement du fait de nombreux départs à la retraite et avec l’arrivée concomitante dans l’entreprise des nouvelles générations, notamment parmi les ingénieurs. Ces nouveaux acteurs ont de fortes aspirations en termes de compréhension des enjeux de l’entreprise et de coopération. La formation des managers à la facilitation et aux outils d’intelligence collective est une réponse à ce mouvement qui s’opère vers une meilleure auto-régulation du travail et la construction d’une dynamique collaborative. Des sessions de co-développement sont également proposées aux managers d’équipes et de projet. Un groupe de co-développement au féminin s’est même spontanément structuré pour revisiter certains freins ou résistances et explorer de nouvelles perspectives.

Le chemin tracé par le groupe EnPro Industries pour ses filiales est éclairant. Lorsqu’elles sont portées au plus haut niveau et matérialisées dans des actions structurantes et à fort impact pour les salariés, les valeurs irriguent toutes les entités et toutes les strates de l’entreprise, au-delà des frontières. Les moyens déployés par EnPro pour soutenir les capacités d’apprentissage de ses collaborateurs, assortis d’une culture de la confiance porteuse d’autonomie et de responsabilisation, confèrent indéniablement à ses filiales un fabuleux terrain de jeu pour développer leurs talents. Dans un environnement industriel pourtant marqué par de hautes exigences en termes de sécurité et d’excellence, force est de constater que la liberté donnée à chaque individu de se réaliser dans son travail agit comme un exhausteur et stimule les performances.

L’exemplarité en management repose sur une idée simple : s’appliquer à soi-même ce que l’on attend de ses collaborateurs. Mais pour qu’elle agisse pleinement et puissamment sur une équipe ou une organisation, l’exemplarité doit être considérée comme une exigence comportementale majeure à cultiver et à développer. L’exemplarité est indissociable de l’activité managériale, a fortiori dans les environnements incertains et complexes dans lesquels nous évoluons aujourd’hui. Car un comportement exemplaire stimule l’engagement et la volonté de coopérer. A l’inverse, un défaut d’exemplarité peut compromettre projets et performances.

« Il est nécessaire d’apprendre l’exemplarité pour devenir un bon manager. »

Pour bien comprendre les clés de cette attitude essentielle et exigeante, Tessa Melkonian, professeur à emlyon business school, a partagé le fruit de ses recherches dans un ouvrage très pragmatique dans lequel elle s’attache à expliquer Pourquoi un leader doit être exemplaire.

Manager c’est incarner un « modèle » comportemental

Dans son livre, Tessa Melkonian utilise le terme leader pour refléter la pluralité des figures d’autorité concernées par la question de l’exemplarité. Car c’est dans une relation d’autorité que la notion d’exemplarité prend tout son sens. C’est montrer à travers ses propres comportements ce qui est attendu de ses collaborateurs et le chemin à suivre. Cette définition porte l’image d’un modèle qui s’incarne dans l’alignement de ses comportements avec son discours. Une approche qui revient à l’idée simple de ne pas demander aux autres de faire quelque chose tout en montrant l’inverse. Pour être considéré comme digne de confiance par ses collaborateurs, un manager doit donc non seulement faire la preuve de sa compétence professionnelle, mais il doit également démontrer sa capacité à être exemplaire en toute occasion.

A l’heure où les efforts demandés aux salariés sont de plus en plus importants et où les leviers traditionnels de motivation s’amenuisent (rémunération, évolution professionnelle, sécurité de l’emploi…), l’exemplarité managériale n’est plus une option. Suivre les comportements d’une figure d’autorité est un bon moyen de réduire l’incertitude. Dans ce contexte, plus que jamais, les collaborateurs observent les comportements de leur hiérarchie et de leurs dirigeants pour déterminer s’ils répondront aux demandes d’adaptation et de coopération de l’organisation ou si, au contraire, ils ne feront que le strict minimum…

Pour Gaston Courtois, dans L’art d’être chef (1958) : « … la vie du chef parle toujours plus fort que sa voix et si sa vie est en contradiction avec ses paroles, il y a un illogisme qui scandalise les faibles et révolte les forts ».

Les bienfaits de l’exemplarité…

La recherche a démontré l’impact majeur des figures légitimes d’autorité sur les comportements des salariés, notamment sur leur capacité d’apprentissage, leur état d’esprit et leur volonté de coopérer.

… sur l’apprentissage

En observant les figures d’autorité jugées légitimes, les individus identifient les comportements à adopter et ceux à bannir. Ce phénomène est particulièrement marqué en période d’incertitude et de changement. Le leader permet ainsi aux collaborateurs d’être plus rapidement dans l’apprentissage ou l’adoption du comportement attendu dans une situation donnée, avec un coût cognitif associé plus léger.

« Dans le contexte incertain et instable d’aujourd’hui, il faut adopter des comportements inédits, notamment en matière de créativité, d’autonomie et d’influence. Et pouvoir observer une personne adopter un tel comportement dans son environnement permet à l’individu de penser que c’est réalisable. »

… sur la satisfaction

Les études montrent clairement que dans un contexte de changement générateur d’incertitude pour les individus, repérer de l’exemplarité chez les leaders renforce la satisfaction des équipes et leur capacité à voir le changement de manière positive. Du même coup, l’exemplarité permet de réduire les réactions cyniques face au changement. Sans oublier les dirigeants et membres de comités exécutifs, qui ont eux aussi besoin que le président soit exemplaire quand le changement les concerne...

… sur la confiance et la coopération

Si les salariés se sentent justement traités, ils développent de la confiance vis à vis de l'organisation quant au fait qu'ils peuvent coopérer dans le cadre des changements qui se profilent. L'exemplarité du leader joue alors comme un signal sur le fait que la coopération est la meilleure option. Quand un leader légitime adopte des comportements de coopération, les individus sont beaucoup plus enclins à coopérer et à mettre au second plan leur intérêt personnel à court terme.

Comment cultiver et développer son exemplarité ?

Tout leader est exposé en permanence au regard de ses collaborateurs qui vont sonder s’ils peuvent lui faire confiance et capitaliser sur ses comportements ou s’ils doivent se méfier de lui et se protéger. Cette exposition est renforcée par l’incertitude actuelle et la somme des efforts d’ajustements auxquels tout un chacun est soumis dans les organisations. D’autant qu’avec les réseaux sociaux, les collaborateurs partagent de plus en plus rapidement leurs observations sur les comportements non-exemplaires de leurs leaders. Pour développer son exemplarité, un leader doit donc prendre conscience et accepter cette relation de transparence, fortement intensifiée par les réseaux sociaux.

L’exemplarité repose sur le respect des autres, l’exigence vis-à-vis de soi-même et une forme d’humilité qui encourage le leader à se soumettre aux mêmes exigences que les autres. Pour permettre aux leaders de renforcer leur exemplarité auprès de leurs équipes, Tessa Melkonian propose plusieurs leviers. L’idéal étant bien sûr de les combiner pour un effet positif maximum.

Choisir stratégiquement les comportements sur lesquels être exemplaire

Il est important de garder une forme d’humilité dans l’exercice de l’exemplarité : on ne peut pas être exemplaire sur tout. Il est donc vital pour le leader de choisir stratégiquement les comportements particuliers qu’il souhaite promouvoir auprès de ses collaborateurs et s’astreindre à les incarner au quotidien. Le leader doit s’engager uniquement dans les actions qu’il est en capacité de réaliser. Pour ne par perdre en crédibilité, mieux vaut aligner ses paroles avec ses actes et tenir au maximum ses engagements, ou ne pas s’engager.

Maintenir le lien avec le terrain et être à l'écoute de ses collaborateurs

L’exercice du pouvoir peut faire perdre le sens des réalités même aux plus vertueux. En conséquence, il est important pour tout leader de s’assurer de la présence de garde-fous qui lui permettent de maintenir le lien avec la réalité.

Préserver son écologie personnelle pour consacrer l’énergie nécessaire à l’exemplarité

L’exercice de l’exemplarité demande d’importantes ressources énergétiques au leader. Il doit veiller à préserver son écologie personnelle, c’est-à-dire maintenir le juste équilibre entre ses ressources et ses dépenses énergétiques. Il doit donc identifier les leviers à sa disposition pour maintenir cet équilibre délicat et chaque jour menacé.

Comme le disait Albert Schweitzer, Prix Nobel de la paix en 1952, « l’exemplarité n’est pas une façon d’influencer, c’est la seule ».

Il est donc essentiel de sensibiliser managers et dirigeants à l’impact de leurs propres comportements sur leurs collaborateurs et les effets produits en matière d’engagement. Les leaders doivent donner l’exemple de ce qui est attendu de tous, avec humilité et détermination.

Lorsque l’on franchit la porte du « camp de base » d’Oslandia, en plein cœur de Lyon, on perçoit au premier coup d’œil ce qui fait la spécificité de cette entreprise : quelques postes de travail répartis en hexagone dans un open space , de grandes parois transparentes, un petit salon très cosy où sont installés les invités. Pas de téléphone qui sonne, pas de bruits de conversation, l’ambiance qui règne ce jour-là est particulièrement feutrée…

Je suis accueillie par Jeanne Cartillier, chief office manager (à défaut d’une appellation en français adaptée à la nature et la diversité de ses tâches), dont la mission est d’assurer le bon fonctionnement global de l’entreprise en pilotant notamment l’administration générale, les ressources humaines, les finances et la comptabilité, la communication, mais également l’organisation interne et la vie d’une équipe distribuée… Une fonction que Jeanne assume avec l’appui d’Inès, assistante Office Manager en contrat de professionnalisation, aux côtés de Vincent Picavet, cofondateur et CEO de l’entreprise, à partir du « camp de base » de Lyon.

Je reviens volontairement sur cette appellation de « camp de base », recueillie dans la bouche même de Jeanne, qui marque la singularité d’Oslandia. Et pour bien comprendre ce que traduit cette idée, j’ai cherché à quelle définition elle se rapportait… Après avoir écarté les notions de « lieu de stationnement d'une unité militaire » ou de « campement où l'on plante sa tente », je me suis arrêtée sur une définition bien plus conforme à l’environnement tel que je le découvrais : « partie, par opposition à une ou plusieurs autres parties »… Car ce « camp de base » n’est qu’une petite partie d’Oslandia ; le socle d’une « équipe distribuée », organisation très répandue dans le secteur de l’IT. Secteur dont est issue l’entreprise, spécialisée dans l’architecture de Systèmes d’Information Géographiques et le développement de logiciels cartographiques open source.

Pour comprendre le choix de cette organisation, il faut revenir à la création d’Oslandia, en 2009, par deux cofondateurs situés l’un à Paris et l’autre à Chambéry. Le travail à distance s’est naturellement imposé du fait de l’éloignement géographique des deux associés mais aussi comme un modèle d’entreprise naturel pour des profils de développeurs rompus au travail nomade. Depuis lors, la totalité des recrutements des fonctions de production (profils d’ingénieurs-développeurs) est assurée en 100% télétravail.

Si le recours au télétravail est courant dans l’IT, car il permet notamment d’attirer les meilleurs talents, quel que soit leur lieu de vie, et ainsi de consolider une richesse d'expertise ; les équipes qui travaillent 100% à distance sont néanmoins encore relativement rares. Et pour cause… L’impact de ce modèle est certes inestimable en termes d’agilité et de liberté d’action ; pour autant, il nécessite un cadre extrêmement structurant et une exigence suprême en matière d’organisation.

Un idéal d'ouverture et d'autonomie

Forte de 10 ans d’existence, Oslandia est une PME mature. Une maturité éprouvée jusque dans ses effectifs, dont la moyenne d’âge est de 35 ans, qui permet à l’entreprise de partager une vision et un socle de valeurs communes, fondés sur la responsabilité et l’autonomie.

L'équipe d'Oslandia s'est habituée au fait que l’entreprise soit régulièrement rangée du côté des startups dans les salons, et cela fait sourire : « Nous ne sommes pas une startup, non seulement du fait de nos dix ans d’existence, mais également car nous ne sommes pas dans une logique de levée de fonds. Notre modèle est celui d’une PME en croissance raisonnée. »

En qualité d’éditeur et d’expert en logiciels open source, Oslandia contribue activement à l’évolution des logiciels cartographiques libres et s’engage dans la communauté open source, via ses projets clients mais également par une politique d’entreprise affectant 10% du temps de travail de ses collaborateurs (soit environ 20 jours par an) à de la contribution open source laissée au libre choix de chacun.

La dimension open source chez Oslandia constitue à la fois un socle de valeurs communes, un modèle économique et un cercle vertueux qui favorisent l’excellence technique et l’émulation grâce à des modes de fonctionnement comme l’évaluation par les pairs (Peer Review).

« La culture open source façonne un état d’esprit d’humilité car elle encourage la contribution individuelle à un bien commun. Chez Oslandia, cela se traduit notamment par une posture d’ouverture à la discussion, à l’argumentation, et son corollaire : l’écoute et la capacité à se laisser convaincre. »

Libérer l'agilité avec le télétravail

Le télétravail participe aussi pleinement à un cadre de confiance revendiqué par Oslandia. Concrètement, le télétravail s’illustre par une auto-organisation du temps de travail et des horaires flexibles, à travers le forfait jour fixé par accord d’entreprise, qui offrent une grande liberté aux collaborateurs pour concilier leur vie professionnelle et personnelle. Le travail à distance est un aiguillon incitant à défricher et tester sans cesse de nouvelles méthodes de collaboration pour tendre vers l’efficience.

« C’est très stimulant car on invente des modes de fonctionnement adaptés à nos besoins au fur et à mesure qu’ils se dessinent, avec parfois des zones grises juridiques avec lesquelles nous devons composer ! Le télétravail est un défi quotidien à partir duquel nous avons bâti notre modèle managérial. Une hygiène de travail qui nous oblige à penser notre organisation avec le maximum d’attention. »

Chez Oslandia, l’autonomie et la responsabilisation de chacun des collaborateurs et collaboratrices s’adosse à un cadre et des process structurants, au prix d’une exigence forte. L’organisation et l’animation d’une équipe distribuée est synonyme de véritables défis managériaux, parmi lesquels : la cohésion d’équipe au quotidien, ainsi que le partage de l’information et la transparence.

L'attention au service de la dimension humaine et collective

Dans le cadre d’une organisation basée à 100% sur le travail à distance, sans interactions régulières en présentiel, comment permettre de tisser des liens étroits entre les collaborateurs et collaboratrices ? Le premier enjeu pour l’entreprise est donc de souder l’équipe autour de valeurs communes et de créer les conditions d’une interconnaissance approfondie et d’échanges réguliers, formels et informels, pour nourrir l’esprit d’équipe.

Si l’attention à la dimension humaine et collective est au cœur du modèle d’organisation en télétravail d’Oslandia, cette attention cultivée en continu est centrale dans les missions de Jeanne. Cela se traduit par une palette de rendez-vous et rituels aux objectifs complémentaires et structurants.

Les « sessions corpo », des séminaires résidentiels dans des lieux d’exception « au vert » qui réunissent trois fois par an l’ensemble des collaborateurs et collaboratrices, en constituent la pierre angulaire. D’ailleurs, sauf cas de force majeure, personne ne manque à l’appel de ces quatre jours intenses de cohésion et de co-production autour du projet d’entreprise.

« Les « sessions corpo » demandent un gros travail de préparation pour passer au tamis les sujets prioritaires à aborder que ce soit au niveau stratégique, technique, organisationnel… pour stimuler l’intelligence collective et coproduire des feuilles de route opérationnelles sur chacun des thèmes abordés. »

Indépendamment des temps de détente et de convivialité, chaque session se déploie autour de séquences rituelles qui constituent des repères dans la culture du travail en équipe :

Lorsqu’exceptionnellement un collaborateur vient à manquer à l’appel de ce temps fort de la vie de l'entreprise, un binôme se voit confier la mission de réaliser un vlog (courte vidéo) rétrospectif de chaque journée, mémoire vivante du séminaire.

L'équipe Oslandia réunie en "session corpo".

Ces « sessions corpo » sont précieuses pour consolider le sentiment d’appartenance et booster la motivation sur la durée. Pour autant, elles doivent être complétées de rituels de communication interne qui viennent jalonner le quotidien à distance, amplifier la fonction d’écoute et accompagner au jour le jour les besoins de chacun.

« Nous sommes attachés aux rituels quotidiens comme se dire bonjour le matin et au revoir en fin de journée sur le chat de l’équipe ».

Des rituels qui, chez Oslandia, peuvent prendre la forme de « pauses café virtuelles » lancées de façon inopinée par un collaborateur via le chat et auxquelles toute personne peut se joindre en fonction de ses disponibilités, comme nombre de salariés ont coutume de le faire autour de la machine à café…

Comme le souligne Jeanne : « Un des risques clairs du télétravail avec forte autonomie et responsabilisation des collaborateurs est le surinvestissement. Nous devons redoubler d’attention, notamment dans les phases de fin de sprint et de fin projet, où la gestion du temps peut être génératrice de stress, a fortiori quand on est seul devant son ordinateur. La fréquence des pauses café virtuelles est à ce titre un excellent indicateur du niveau de pression et de plan de charge de l'équipe ».

Pour appréhender les éventuels problèmes liés à la charge de travail, ou aborder toute question individuelle relative à l’activité, Jeanne anime tous les vendredis matin les « rendez-vous prise de pouls », un dialogue ouvert d’un quart d’heure avec chaque collaborateur. Menés en visioconférence, ces temps de discussion et d’écoute sont essentiels pour interroger les besoins de chacun et apporter du soutien le cas échéant. Sur les volets connaissance de soi et des autres, et communication interpersonnelle, l’entreprise est par ailleurs accompagnée par une psychologue-coach depuis plusieurs années.

Pour que ces temps d’échanges soient fluides et efficaces, et l’organisation optimisée, Oslandia a sélectionné avec exigence les outils de partage et de communication que sont wiki, chat, visioconférence… Des outils essentiels pour le travail en mode collaboratif et précieux au regard de la politique de transparence totale de l’entreprise tant sur l’activité commerciale que sur l’activité de production.

« Chez Oslandia, tout est très documenté, dans une logique de versioning chère à la production du code informatique et qui s’applique à tout type d’échange documentaire. Une activité qui génère en moyenne 50 à 100 notifications par jour ! On doit donc être très attentifs au « signal bruit » et à la charge mentale générée par ce souci de transparence ».

Au terme de cet entretien avec Jeanne Cartillier, deux mots se sont instantanément imposés pour traduire la nature du modèle organisationnel singulier d’Oslandia : « attention » et « humilité ». Une attention aux processus et aux signaux faibles pour contrecarrer et traiter le plus finement possible les défis quotidiens posés par le travail à distance. Et une humilité incarnée par un effort continu pour remettre le travail sur l’ouvrage, afin d’adresser de façon agile les problématiques d’une organisation vivante comme celle d’Oslandia.

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