2 mai 2022

Savoir donner toute sa place à notre désir, dans le travail…

Il y a à peine dix ans, nous débattions de l’opportunité de convoquer le « bonheur » au travail… Avec la crise sanitaire, on a vu poindre une question encore plus cruciale dans le monde du travail : la place du désir… Il ne vous a pas échappé que depuis un an ou deux le désir a investi le vocabulaire de l’entreprise : économie désirable, entreprise désirable, expérience désirable du travail… Pas étonnant, si l'on considère le séisme qui a bousculé de façon systémique tous les piliers de notre vie depuis 2020. Pas étonnant lorsque l’on se remémore le premier confinement ; ce temps suspendu qui nous a permis de prendre un peu de hauteur sur notre quotidien et de nous poser les vraies questions sur le sens de notre existence, notamment dans notre travail. Un temps long, détaché du bureau, pendant lequel de nombreux salariés ont éprouvé le besoin de comprendre à nouveau pourquoi ils travaillent. Derrière ce besoin de sens au travail, se cache l’histoire d’une quête, celle de nos désirs profonds !

Le désir est en nous la marque du manque, une faille qui caractérise le fonctionnement humain. Par extension, le désir est donc la condition de tout projet, de tout espoir, de tous les possibles…

« De ce point de vue, il est non seulement le signe de l’imperfection au cœur de l’être humain et de son "défaut" structurel, mais il est aussi et surtout ce qui permet à chacun de se projeter en dehors de lui-même, de s’activer, d’aller vers la rencontre, de sortir de sa solitude et de s’acheminer là où son désir le pousse » comme le décrit la chercheuse, philosophe et écrivaine italienne Michela Marzano dans son article Le désir : un équilibre instable entre manque et puissance.

Entre manque et puissance, je vous propose ici d’invoquer ce désir, de le faire émerger et de penser la place qu’il occupe dans votre vie ! Car le désir évoque l’homme, comme l’écrit le psychanalyste Denis Vasse dans son essai Le temps du désir. Le désir est notre essence, la source de ce qui nous pousse à agir, la marque de ce qui fait de nous un être singulier.

« Le désir n’est jamais une « chose » qui est « là », déterminée une fois pour toutes. Il n’est jamais un « point précis ». Il est plutôt une espèce de ligne de fuite, une tension, une expansion, ce par quoi la subjectivité de chacun peut se définir. » selon M. Marzano.

Spinoza a une conception énergétique du désir. Le désir est selon lui un effort pour persévérer dans son être et devenir conscient de soi. On trouve une illustration de cette approche grâce à Roland Guinchard, psychologue et psychanalyste et Gilles Arnaud, psychosociologue et professeur de psychologie des organisations à l'ESCP, qui ont collaboré à l’écriture de Psychanalyse du lien au travail. Le désir de travail.

Ils explorent ici le Désir de travail comme un processus vivant qui est une part importante de la vie, au moins autant que l’amour. Leur réflexion se réfère à l’existence, chez tout être humain, d’une énergie pulsionnelle orientée vers l’action ou la réalisation : « Cette poussée énergétique brute, en s’intégrant à la psychologie de l’individu au cours des premières années de sa vie, se transforme alors en un désir d’agir et de faire à la recherche d’un accomplissement en ce monde… ».

Dans leur ouvrage, ils proposent de changer de regard : plutôt que de chercher à mettre un peu de désir dans le travail, faire apparaître que le travail est partie intégrante du désir humain

Le Désir de travail, un désir d’agir et de faire à la recherche d’un accomplissement en ce monde

Selon R.Guinchard et G.Arnaud, le désir qui nous pousse au travail est une énergie. En cela, le Désir de travail n’a rien à voir avec l’envie de travailler ou la motivation. C’est l’ensemble des éléments conscients et inconscients qui déterminent tous les avatars de notre travail, depuis notre comportement face à la tâche jusqu’à notre parcours de carrière.

« Créer la motivation est évidemment un abus de langage, si on considère que la seule chose vraiment possible ne consiste en rien d’autre qu’à dégager de la place à un Désir de travail. […] Il conviendra de respecter d’abord le Désir, et tout ce dont il a besoin et se nourrit : du « sens » et du « symbolique », de la parole claire et des repères sans cesse revus et précisés, des champs délimités, des relations infiniment régulées, et entretenues. »

La question du Désir de travail se pose à tous. Toute personne qui travaille ou souhaite travailler, doit donc s’attacher à ne jamais renoncer à son désir et s’engager à faire absolument quelque-chose de ce désir-là ! Pas seulement une petite place, ni n’importe quelle place car le Désir de travail est exigeant.

Un Désir cinq fois exigeant

  • La première de ces exigences concerne le fait d’assumer toute la responsabilité de l’existence même du Désir de travail.
  • Deuxième exigence, le fait d’être l’hôte de son propre Désir de travail, nous contraint à le soutenir, le clarifier, le signaler. Cela signifie : laisser surgir les questions sur notre lien au travail et aller jusqu’au bout des réponses qui adviennent.
  • La troisième des exigences vise à creuser pour clarifier son désir et le signaler, à savoir, en parler. En parler aussi souvent que nécessaire, à tous les interlocuteurs qui apparaissent valables. En parler quand on est jeune, quand on est en recherche, quand on souffre du travail. En parler pour se plaindre, le cas échéant, pour aller plus loin, pour comprendre, pour en changer…
  • Quatrième exigence : entretenir, nourrir et protéger son Désir de travail. La meilleure façon est d’apprendre, s’obliger à apprendre, accepter d’apprendre, exiger d’avoir les moyens de continuer à apprendre, donner les moyens d’apprendre.
  • La cinquième exigence à laquelle nous devons répondre avant de devenir pleinement propriétaire de son Désir de travail est sans doute la plus lourde et la plus compliquée. Elle consiste à permettre à chacun d’écrire une vraie histoire avec son travail. Et ne jamais perdre de vue que le travail appartient à celui qui travaille, quel que soit son statut : salarié ou entrepreneur. Cela signifie pour chacun de remettre en jeu ce qu’elle/il veut vraiment faire plutôt que de se contenter de faire où on lui dira de faire.

Dans ce sens, la responsabilité du chef d’entreprise ou du manager est de favoriser l’expression du Désir de travail chez les personnes auxquelles il propose un emploi. Car l’ignorance du Désir de travail ne peut qu’entraîner sa maltraitance. Il leur appartient donc de désencombrer le Désir de travail.

« La richesse de l’entreprise, c’est son énergie, et l’énergie de l’entreprise n’est pas l’homme mais le Désir de travail. »

Le Désir de travail ne se manage pas, il se ménage plutôt !

Dégager le terrain pour permettre au Désir de travail de s’exprimer pleinement nécessite de s’appuyer sur une idée qui peut paraître invraisemblable : tout le monde a envie de travailler ! Car, comme nous l’avons vu dans le précédent chapitre, le Désir de travail est exigeant au regard de l’ambiance et de ses conditions d’exercice. Ce que certains pourraient caractériser de paresse est en fait le résultat d’une forme de carence au sein de l’organisation, l’absence d’un véritable espace pour permettre au projet de l’équipe de s’épanouir.

Il faut comprendre qu’il existe une rivalité entre l’objet travail interne, qui est la manifestation de notre désir, et l’objet travail externe, qui est porté par le marché de l’emploi, la culture d’entreprise… Il y a manifestement méprise lorsque l’entreprise s’évertue à rendre cet objet travail externe tout de même assez désirable pour ses collaborateurs. Cette course éperdue à la (re)motivation est illusoire si le management laisse le Désir de travail orphelin, sans reconnaissance, sans repères et sans parole tenue.

« Si le travail est enfin reconnu comme objet véritable du désir humain, il devient inutile de vouloir créer la motivation de toutes pièces puisque le désir a cette particularité qu’il ne meurt jamais, même s’il peut être recouvert ou mis en veille. »

C’est dans cet espace, cette place consacrée à l’expression du Désir de travail que se joue la manifestation du sens. On parle souvent de sens dans le travail sans pouvoir définir clairement de quoi il s’agit. Pour R.Guinchard, quatre dimensions contribuent au sens car elles sont constitutives des piliers qui soutiennent le Désir de travail :

  • L’ambition pour l’équipe car le Désir de travail s’inscrit dans une finalité plus large que la seule satisfaction des besoins individuels ou personnels ; il tend vers un idéal. Sans le rêve de travailler pour ce qui nous dépasse et nous rend utile au monde, pas d’effort possible. Les auteurs évoquent un audelàdumoi, une instance qui implique les autres dans le processus de travail et qui permet de se maintenir au travail au seul titre qu’on n’est pas seul en cause.
  • L’exigence. Quand le travail est trop facile, il n’est pas aisé de le considérer comme intéressant. Le point d’équilibre de l’exigence de travail se trouve dans la discussion et l’évaluation permanente au sein de l’équipe, en tenant compte des particularités de l’équipe.
  • La visibilité. Rendre visible ce qui a été fait est la meilleure façon de donner au Désir de travail les signes dont il a besoin pour se maintenir vivant. La satisfaction du devoir accompli ou la perception du chemin parcouru sont l’expression de tout individu qui perçoit l’image de son désir à l’œuvre. La plupart du temps, cette visibilité est donnée par l’évaluation des résultats, insuffisante pour nourrir le sens. L’évaluation des progrès serait plus adaptée. Car savoir où on en est aide aussi à savoir qui on est.
  • L’autorité. Fournir les limites symboliques au Désir de travail est nécessaire à son affirmation. C’est à l’autorité que revient la responsabilité de signifier ces limites par l’impulsion d’un mouvement, la détermination de l’espace, le choix de la direction, le rythme de l’exécution. L’autorité pour servir et non pour asservir. A savoir, pour le management, prendre l’initiative de dire, partager, discuter, clarifier et respecter en permanence le projet, les fonctions, l’orientation, les délais. Car manager, c’est DIRE !

Comme le souligne G.Arnaud : « L’origine de la plupart des problèmes de management réside dans tout ce qui empêche le Désir de travail de se manifester ».

Nous avons le devoir d'explorer le champ des possibles de notre Désir

A l'invitation de R.Guinchard et G.Arnaud, je vous invite donc à changer de regard, à appréhender le travail comme Désir, comme un objet au cœur de notre inconscient, mystérieux et essentiel, avec lequel nous entretenons une relation intime, précieuse. Acceptons que le Désir de travail soit à l'œuvre en nous. Accueillons cette donnée énergétique indispensable pour comprendre notre rapport au monde et à nous-même. Nous avons le devoir d'explorer le domaine de notre Désir de travail pour déterminer le champ des possibles et nous réaliser en ce monde.

J'aimerais conclure en vous partageant une très belle contribution à l'ouvrage Le désir au féminin de Gabrielle Halpern, Docteur en philosophie et autrice : « C’est précisément par le désir que l’on échappe à soi, à ses rétrécissements et que l’on est entraîné vers tout ce qui est autre. C’est par le désir seulement, comme sortie hors de soi, que l’on existe, au sens fort du mot, plutôt que de se contenter de vivre ».

Pour G.Halpern : « Désirer, ce n’est pas voyager, c’est s’aventurer. [...] Cette philosophie du désir devrait être la première chose que l’on enseigne aux enfants : les rendre désireux du monde, de ceux qui les entourent, de ce qu’ils ne connaissent pas, de ce qui leur est étranger. On apprend trop souvent aux enfants à être désirables, et non à être désireux ».

Quelques références pour poursuivre l'inspiration :
RIMEFI Recherche en Management Economie et Finance - Qu'est-ce que le Désir de travail ?
CAIRN.INFO - Le désir : un équilibre instable entre manque et puissance
Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand - Spinoza ou l’énergie du désir

2 comments on “Savoir donner toute sa place à notre désir, dans le travail…”

  1. Merci pour cet article très intéressant qui touche autant à la psychologie qu'à la philosophie. Il ouvre un champ qui est rarement traité dans le domaine du management. Et de fait, cela change complètement la façon d'envisager le travail, qui devient pleinement le chemin de réalisation personnel qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être !

    1. Merci à vous Pascale pour votre feedback sur mon article. Le manager a en effet une double responsabilité : ménager le désir de travail de ses collaborateurs et partager avec eux son propre désir de travail pour nourrir le projet de l'équipe.

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Je suis Valérie Charrière-Villien

Je suis une exploratrice ! Animée par la communication humaine et l'engagement, j'aime faire émerger ce qui se joue dans l'organisation et les relations au travail, en clarifiant les intentions personnelles qui sont à l'œuvre. Et ainsi, permettre à chacun.e de passer du JE au NOUS avec énergie et impact.
Connecter les individus et les équipes à leurs aspirations profondes est un formidable accélérateur dans l'accomplissement de leurs projets professionnels comme personnels, et un véritable levier de performance.

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